7K-L1 | Histoire

Les vaisseaux 7K-L1 étaient destinés à emmener un équipage pour une mission de survol de la Lune, sans mise sur orbite. Plusieurs vols d'essais inhabités ont été réalisés avec plus ou moins de succès avant que le programme ne soit annulé.

1. Le survol lunaire, première étape de l'exploration habitée

Après avoir réalisé leurs premiers vols habités au début des années 1960, l'Union soviétique et les Etats-Unis commencent rapidement à s'intéresser à l'exploration de la Lune. Le Président John KENNEDY prononce un discours en ce sens le 25 mai 1961, au cours duquel il fixe comme objectif à son pays d'envoyer un Homme sur la surface lunaire avant la fin de la décennie en cours.

Fig. 1.1 : Le Président KENNEDY devant le Congrès des Etats-Unis, le 25 mai 1961.
Crédit : White House Photographs.

En Union soviétique, l'engouement pour la Lune existe, mais uniquement au niveau des industriels et des instituts de recherche. Ceux-ci ne reçoivent pas de soutien du Parti communiste similaire à celui dont bénéficie la NASA de son Gouvernement. En 1962, au Bureau d'Etudes Expérimentales n°1 (OKB-1) de Sergueï KOROLIOV, quatre départements commencent à étudier la question des vols lunaires habités [1][2].

A ce moment, les lanceurs de classe R-7 sont les plus puissants dont dispose l'Union soviétique, et le lanceur super-lourd N-1 n'est encore qu'un projet relativement lointain. Par ailleurs, les vaisseaux spatiaux Vostok sont les seuls qui ont déjà commencé à voler.

Fig. 1.2 : Le vaisseau Vostok.
Musée National d'Histoire de la Cosmonautique. Crédit : Nicolas PILLET.

Un projet de vaisseau beaucoup plus ambitieux est toutefois dans les cartons de l'OKB-1. Il s'agit du vaisseau polyvalent 7K qui, moyennant le lancement d'un étage supplémentaire, permettra d'entreprendre un voyage lunaire en n'utilisant que des lanceurs R-7. Ainsi, deux options sont envisagées en 1962 pour effectuer un survol de la Lune, chacune étant basée sur un lancement double de R-7 [1] :

Solution n°1 : un vaisseau 7K et un second lancement avec un étage à hydrogène.

Solution n°2 : un dérivé du vaisseau Vostok doté d'un réservoir de kérosène, et un second lancement avec un réservoir d'oxygène liquide et un moteur similaire à celui de l'étage Bloc L.

Sergueï KOROLIOV approuve l'avant-projet du 7K le 24 décembre 1962, ce qui sonne de facto le glas du projet de Vostok lunaire [3]. Mais encore faut-il convaincre le Gouvernement soviétique du bien-fondé de ces projets.

Fig. 1.3 : Le projet de vaisseau 7K.
Crédit : Творческое наследие академика С.П. Королева.

Le 23 septembre 1963, KOROLIOV soumet au Comité National pour les Techniques de Défense (GKOT), l'organisme qui dépend directement du Conseil des Ministres et dont la 7ème Direction supervise les activités spatiales, une stratégie à moyen terme d'exploration lunaire. Celle-ci est constituée de cinq grandes étapes, désignées L-1 à L-5 [4].

Etape Objet Vaisseau Lanceur utilisé
L-1 Survol 7K/9K/11K Soyouz (x6)
L-2 Déplacement à la surface Rover + 9K/11K/13K Soyouz (x6)
L-3 Atterrissage 7K modifié + Module d'atterrissage N-1 (x3) + Soyouz
L-4 Mise sur orbite lunaire 7K modifié N-1
L-5 Déplacement à la surface amélioré Rover lourd N-1

La notion de survol (sans mise sur orbite) avec le 7K s'inscrit donc comme la première étape d'un plan d'exploration habitée de grande ampleur. Aux Etats-Unis, une stratégie similaire est construite mais elle n'inclut pas de simple survol.

Le 3 décembre 1963, un décret (n°1184-435) du Comité central du Parti communiste entérine la construction du 7K et de ses étages propulsifs 9K et 11K. Ce projet, baptisé Soyouz, est confié sans surprise à l'OKB-1 et un premier vol devra être réalisé avant la fin de l'année 1964, c'est-à-dire sous un délai d'un an. Le document demande également à la Filiale n°3 de l'OKB-1 de développer une nouvelle version de son lanceur Voskhod, qui sera baptisée elle aussi Soyouz (11A511).

2. La mission de survol confiée à la concurrence

En cette première partie des années 1960, l'hégémonie de l'OKB-1 dans le domaine des missiles balistiques et des activités spatiales est menacée par la concurrence d'autres bureaux d'études. L'OKB-586 de Mikhaïl YANGUEL, par exemple, a mis sur orbite ses propres satellites DS avec ses propres lanceurs Cosmos dès 1962. Et même avant cela, dès le mois de juin 1960, le Comité central confiait la réalisation de certains programmes majeurs, comme les satellites IS, à l'OKB-52 de Vladimir TCHELOMEÏ.

Fig. 2.1 : Vladimir Nikolaïevitch TCHELOMEÏ.
Constructeur général de l'OKB-52.
Crédit : DR.

Ce dernier est également désireux de participer aux vols habités, et propose plusieurs projets particulièrement ambitieux qui n'aboutiront pas. Son influence au Kremlin est largement amplifiée depuis que, en 1958, il a embauché Sergueï KHROUCHTCHEV, le fils du Premier Secrétaire du Comité central du Parti communiste.

L'OKB-52 réalise des études préliminaires d'un vaisseau appelé LK-1 qui permettrait de réaliser un survol de la Lune avec un unique cosmonaute. Ce projet est présenté à la Commission Militaro-industrielle (VPK), l'organisme dont dépendent à la fois le GKOT et le GKAT, qui chapeautent respectivement l'OKB-1 et l'OKB-52.

Fig. 2.2 : Le projet de vaisseau LK-1 de Vladimir TCHELOMEÏ.
Crédit : NPO Mach.

Le LK-1 serait envoyé vers la Lune par un étage appelé Bloc A, et la mise sur orbite de l'ensemble serait réalisée par un unique lanceur Proton-K (8K82K), développé également par l'OKB-52. Au NII-88, l'institut qui supervise les différents industriels du secteur spatial, les experts sont séduits par ce profil de vol beaucoup plus simple que celui proposé par l'OKB-1 avec son 7K, qui nécessiterait pas moins de six lancements et cinq amarrages [5].

L'OKB-1 (...) n'était tourné que vers ses propres ressources (conception et production). Il ignorait totalement les travaux et les possibilités offertes par les autres entreprises du pays.

Anatoli Filipovitch EVITCH [5]

Ainsi, l'OKB-52 bénéficie à la fois d'un fort soutien politique et d'une légitimité technique. Il n'en faudra pas plus : le Comité central du Parti communiste et le Conseil des Ministres publient le 3 août 1964 un décret (n°655-268) qui sépare le programme d'exploration lunaire en deux tranches : l'atterrissage est confié à l'OKB-1 et à son vaisseau L3, tandis que le survol revient à l'OKB-52 et à son LK-1.

A ce stade, la mission de survol ne constitue donc plus une étape vers l'exploration de la surface, mais bien un programme parallèle. L'échéance fixée à l'OKB-52 est le premier trimestre 1967 : il aura donc moins de trois ans pour construire le lanceur Proton-K, l'étage supérieur Bloc A et le vaisseau LK-1.

3. Nouvelle réorientation

Trois événements vont ensuite changer la donne. Le premier est le limogeage de Nikita KHROUCHTCHEV le 14 octobre 1964 - pendant le vol du vaisseau Voskhod - et son remplacement par Leonid BREZHNEV. Le deuxième est la création, le 2 mars 1965, d'une nouvelle organisation appelée Ministère des Machines Générales (MOM) pour regrouper tous les industriels du secteur spatial. KOROLIOV et TCHELOMEÏ ont donc maintenant un seul et même patron, Sergueï AFANASSIEV.

Fig. 3.1 : Leonid BREZHNEV et Nikita KHROUCHTCHEV.
Crédit : DR.

Le troisième événement est le lancement réussi, le 16 juillet 1965 du premier lanceur Proton. Il ne s'agit que de la version à deux étages, mais il devient tout de même le lanceur le plus puissant dont dispose l'Union soviétique.

Ainsi, en quelques mois, le paysage spatial soviétique a profondément évolué. La direction politique est beaucoup moins favorable à Vladimir TCHELOMEÏ, les deux grands OKB sont coordonnés par un unique Ministère, et l'OKB-52 a démontré sa capacité à réaliser de grands projets.

L'avancement des projets lunaires ne donne pas satisfaction à la Commission Militaro-industrielle (VPK), qui reste le donneur d'ordre du MOM, et son président Leonid SMIRNOV fait un point d'avancement avec les différents industriels le 26 août 1965. A l'issue de la réunion, il donne deux semaines à KOROLIOV et TCHELOMEÏ pour étudier la possibilité de regrouper leurs programmes respectifs [1].

Fig. 3.2 : Le premier lanceur Proton à Baïkonour, en juillet 1965.
Crédit : GKNPTs Khrounitchev.

En septembre 1965, les conclusions de ces études sont les suivantes : l'OKB-52 n'a pas les ressources nécessaires pour développer à la fois le Proton-K et le vaisseau LK-1. L'OKB-1, de son côté, a déjà bien avancé son projet de vaisseau 7K et d'étage supérieur Bloc D (11S824) [1].

Le 8 septembre 1965, KOROLIOV rencontre Vladimir TCHELOMEÏ et Sergueï AFANASSIEV [6]. Il admet que son projet de train 7K/9K/11K avait un point faible : le lanceur de classe R-7. Du fait de ses capacités limitées, la mission de survol nécessitait six lancements et cinq amarrages sur orbite. Il propose alors d'unifier les efforts de l'OKB-1 et de l'OKB-52 en utilisant le Proton-K pour lancer le 7K et un étage d'injection translunaire [6].

Cette proposition permettrait d'utiliser les projets les plus avancés des deux OKB afin d'accélérer le survol lunaire. Le Comité central du Parti communiste partage cette opinion et publie le 25 octobre 1965 un nouveau décret (n°841-303) qui annule officiellement le projet LK-1 et confie à l'OKB-1 la réalisation d'un vaisseau dérivé du 7K qui sera lancé par le Proton-K de l'OKB-52 [1][7].

4. La naissance du 7K-L1

Le décret du 25 octobre 1965 redonne donc la main à l'OKB-1. Les équipes de KOROLIOV mettent sur pieds un nouveau projet, baptisé 7K-L1 (11F91) car il s'agit d'un vaisseau 7K développé pour l'étape L-1 définie dans la stratégie de septembre 1963. Son développement se fera en parallèle du vaisseau 7K-OK, une autre version du 7K destinée aux essais d'amarrage sur orbite terrestre, mieux connue sous le nom de Soyouz.

Fig. 4.1 : Les ingénieurs de l'OKB-1 planchent sur le 7K-L1.
De gauche à droite : V.G. MIKHEÏEV, P.M. VOROBIOV, Y.P. KOLIAKO,
S.S. KRIOUKOV, P.I. ERMOLAÏEV et V.A. BORISSOV.
Crédit : RKK Energuia.

Le 13 novembre 1965, le MOM publie un ordre demandant à l'OKB-1 et à l'OKB-52 de produire six vaisseaux 7K-L1 avec leurs lanceurs d'ici la fin 1966, et neuf de plus en 1967. L'avant-projet est prêt dès le 30 novembre 1965, mais la question de l'étage d'injection n'est pas encore tranchée [1].

TCHELOMEÏ propose en effet son Bloc A, et KOROLIOV son Bloc D conçu à l'origine pour voler sur la N-1 dans le cadre du programme d'atterrissage sur la Lune. Les deux constructeurs se mettent finalement d'accord le 13 décembre 1965 pour utiliser le Bloc D [1]. Le 17 janvier 1966, le NII-88 transmet au MOM son analyse de la question, qui conclut également qu'il est préférable de conserver le Bloc D et d'abandonner le Bloc A [8].

Fig. 4.2 : Le vaisseau 7K-L1 sur le Bloc D.
Crédit : RKK Energuia.

Sergueï KOROLIOV ne pourra pas se réjouir de cette nouvelle victoire sur son concurrent, car il décède le 14 janvier 1966. Vassili MICHINE est nommé à la tête de l'OKB-1 qui, suite à une réorganisation, devient le TsKBEM.

5. Le développement difficile du 7K-L1

Au TsKBEM, l'organisation se met en place pour construire le 7K-L1 dans les délais. Le constructeur en chef sera Boris ROUBLEV, et son adjoint sera P.D. SKOBLIKOV (nommé par l'ordre n°179K du 17 février 1967) [7].

Les délais extrêmement serrés dans lesquels le nouveau vaisseau devra être construit génèrent un certain nombre de problèmes. En avril 1966, le général Nikolaï KAMANINE, responsable de l'entraînement des cosmonautes, s'inquiète de la fiabilité du 7K-L1.

Le vaisseau 7K-L1, selon des experts des Forces aériennes et les cosmonautes, est un projet de qualité et de fiabilité inférieures aux Vostok et aux Voskhod. Les principales lacunes du vaisseau sont : l'absence de scaphandre, de parachute de secours et d'émetteur VHF pendant la descente sous parachute. Les signaux VHF commencent à être émis seulement dix secondes après l'atterrissage.

Il y a beaucoup d'autres défauts mineurs, pour lesquels l'OKB-1 a donné son accord. Toutefois, l'OKB-1 refuse catégoriquement d'utiliser un scaphandre et un parachute de secours sur le vaisseau, ainsi que de l'équiper d'un émetteur VHF. Ces objections, comme toujours, sont motivées par les contraintes de poids et le manque de temps.

Il y a plus de deux ans, le Comité central du Parti communiste et le Conseil des ministres de l'URSS ont pris la décision de construire des vaisseaux lunaires. Les industriels n'ont pas appliqué cette décision. Deux années ont été gaspillées, et maintenant OUSTINOV tient à ce qu'un survol lunaire ait lieu en 1967. Mais les miracles n'existent pas. Un bon vaisseau spatial ne peut pas être créé en un an. Voilà pourquoi il y a des vaisseaux comme le 7K-L1.

Général Nikolaï KAMANINE
27 avril 1966 [9]

La Commission Militaro-industrielle publie le 27 avril 1966 une décision qui précise le planning que le TsKBEM devra respecter. Cinq vaisseaux devront être produits en 1966, et neuf de plus en 1967. Le premier vol inhabité devra avoir lieu au plus tard lors du premier trimestre 1967 [1].

Par ailleurs, comme la fiabilité du lanceur Proton-K et de l'étage Bloc D n'est pas encore connue, la VPK demande que cinq des vaisseaux soient préparés en vue d'un profil de mission conservatif qui consistera à lancer le 7K-L1 inhabité, et à le faire accoster par un équipage lancé indépendamment à bord d'un Soyouz [1]. Après quatre à six vols réussis, les missions suivantes se dérouleront selon un profil direct, où l'équipage décollera sur Proton-K [12].

Des essais au sol sont réalisés au TsKBEM sur des modèles d'essais du vaisseau appelés 7K-L1S (Стендовый). Par ailleurs, le moteur S5.53 qui équipera le 7K-L1 est testé au NII KhimMach, sur le banc IS-3, en 1966 [49].

Fig. 5.1 : Un vaisseau 7K-L1S lors de ses essais.
Crédit : RKK Energuia.

Les deux premiers 7K-L1 sont convoyés à Baïkonour à la fin 1966. Comme le demande le NII-88 dans un courrier adressé à MICHINE daté du 5 août 1966, ces deux premiers exemplaires sont des versions simplifiées (appelées 7K-L1P), qui ne sont pas destinés à revenir sur Terre mais uniquement à qualifier le Bloc D.

Les deux vaisseaux suivants, qui réaliseront une mission complète avec survol lunaire et retour sur Terre, décolleront en mars et mai 1967. Le cinquième vol, qui sera le premier avec un équipage, sera lancé le 25 juin 1967 [10].

Fin 1966, alors que le premier vol se rapproche, la Commission d'Etat qui supervisera les essais en vol est nommée. Elle sera présidée par Gueorgui TIOULINE, et ses membres seront [1] :

- Mstislav KELDYCH, de l'Académie des Sciences,
- Vassili MICHINE, de l'OKB-1,
- Vladimir TCHELOMEÏ, de l'OKB-52,
- Youri TROUFANOV, de l'OKB-52,
- Yakov TREGOUB, de l'OKB-1,
- Evgueni CHABAROV, de l'OKB-1,
- Dmitri POLOUKHINE, de l'OKB-52,
- le général Andreï KARASS, commandant du TsUKOS,
- le colonel Aleksandr KOUROUCHINE, commandant du cosmodrome de Baïkonour,
- le général Nikolaï KAMANINE, du Centre d'Entraînement des Cosmonautes,
- le général Ivan SPITSA, du réseau de poursuite KIK,
- le colonel Guennadi MELNIKOV, du NII-4,
- V.A. KHAZANOV, (?)
- Nikolaï GOUROVSKI, du Ministère de la Santé,
- Youri MOZZHORINE, du NII-88,
- N.K. MORDASSOV, Ministre adjoint de l'Industrie de Défense pour les instruments optiques,
- le général Aleksandr MRYKINE, directeur adjoint du NII-88,
- l'amiral Vladimir KASSATONOV, des Forces navales soviétiques,
- V.A. ANFILATOV, secrétaire.

A noter que MORDASSOV et MOZZHORINE ne faisaient initialement pas partie de la Commission d'Etat. Ils y ont été rajoutés suite à une demande de TIOULINE au Comité central du Parti communiste datée du 29 décembre 1966.

La récupération des 7K-L1 sera nettement plus complexe que pour les vaisseaux de générations précédentes, car la zone d'atterrissage de secours est située dans l'océan Indien. Les Forces aériennes seront responsables des opérations de sauvetage sur le territoire soviétique, et la Marine s'occupera de l'océan [11].

6. Les premiers essais en vol

La Commission d'Etat se réunit le 30 décembre 1966 et indique que le premier vol aura lieu à la fin janvier 1967. Elle demande que la préparation des équipages (qui durera cinq mois) commence en janvier 1967, et que les commandants de bord soient des cosmonautes expérimentés [11].

Le 17 janvier 1967, Gaï SEVERINE et Grigori VORONINE, qui sont responsables des systèmes de survie du vaisseau, demandent à la Commission d'Etat de réduire l'équipage du 7K-L1 à un seul cosmonaute, car ils n'arrivent pas à garantir l'habitabilité pour deux personnes. MRYKINE demande d'abandonner l'idée de l'amarrage avec un vaisseau Soyouz, mais KELDYCH, KAMANINE et KASSATONOV insistent pour le maintenir, et la Commission leur donne raison.

Le 25 janvier 1967, l'Etat-major des Forces de Missiles Stratégiques lance la construction de la station de télécommunications Saturn-MS dans la zone n°23 du cosmodrome de Baïkonour. Elle sera utilisée avec trois autres pour communiquer avec les vaisseaux 7K-L1 [48].

Le vol inaugural a finalement lieu le 10 mars 1967, et se termine par un succès total. Le vaisseau 7K-L1 n°2P, baptisé Cosmos 146, n'est intentionnellement pas récupéré, mais son fonctionnement est optimal durant tout le vol (à l'exception de deux problèmes mineurs) et, surtout, le lanceur Proton-K et l'étage Bloc D ont montré qu'ils étaient fiables.

Fig. 6.1 : Préparation d'un vaisseau 7K-L1 et de son Bloc D à Baïkonour.
Crédit : RKK Energuia.

Suite à cette réussite, le Comité central publie le 15 mars 1967 un nouveau décret qui, après avoir constaté que les ordres donnés par le décret du 3 août 1964 n'ont pas été appliqués de manière satisfaisante, donne au survol lunaire le statut de priorité nationale. Il donne aussi un planning précis que le programme devra dorénavant suivre [13] :

Vaisseau Date Mission
2P Réalisé Qualification du Bloc D
3P Février-mars 1967 Qualification du Bloc D
4L Février-mai 1967 Survol de la Lune (inhabité)
5L Mars-juin 1967 Survol de la Lune (inhabité)
6L Avril-juillet 1967 Survol de la Lune (habité)
7L Mai-août 1967 Survol de la Lune (habité)
8L Juin-août 1967 Survol de la Lune (habité)
9L Juillet-septembre 1967 Survol de la Lune (habité)
10L Août-septembre 1967 Survol de la Lune (habité)
11L Août-octobre 1967 Survol de la Lune (habité)
12L Septembre-octobre 1967 Survol de la Lune (habité)
13L - Vaisseau de réserve
Tableau 6.1 : Planning du programme 7K-L1 au 15 mars 1967.

Le 24 mars 1967, la Commission d'Etat décide de réaliser le deuxième vol d'essai le 8 avril 1967, et le troisième en mai 1967. Le planning prend du retard car les travaux de modernisation du second pas de tir (n°24) ne sont pas terminés et les essais de l'ordinateur de bord du vaisseau prennent plus de temps que prévu. Quoi qu'il en soit, les équipes sont confiantes pour réaliser un survol lunaire habité avant la fin de l'année [14].

Le deuxième 7K-L1, baptisé Cosmos 154, décolle avec succès de Baïkonour le 8 avril 1967, comme prévu. Le Bloc D réussit son premier allumage, mais échoue lors du second suite à une erreur humaine et le vaisseau reste coincé sur orbite basse. Les cosmonautes qui s'entraînent pour voler sur le 7K-L1, présents à Baïkonour à l'occasion de ce lancement, indiquent unanimement (à l'exception de MAKAROV) qu'ils sont favorables au plan de vol direct, plutôt qu'à l'amarrage avec un Soyouz [15].

7. Les premiers essais opérationnels

Malgré l'échec de Cosmos 154, le TsKBEM poursuit la construction de ses vaisseaux et garde l'espoir d'envoyer des Hommes autour de la Lune avant la fin de l'année. En mai 1967, Boris ROUBLEV est remplacé par Youri SEMIONOV au poste de constructeur en chef des 7K-L1 [7]. Par ailleurs, la direction technique de la préparation des vaisseaux et des Bloc D est confiée directement à E.V. CHABAROV, l'adjoint de MICHINE. Il est secondé par B.N. FILINE et B.I. ZOUÏKOV (et aussi par N.I. ZELENCHTCHIKOV, à partir de 1968) [1].

Fig. 7.1 : Youri SEMIONOV.
Crédit : RKK Energuia.

La Commission d'Etat se réunit le 3 juin 1967. Elle constate que, d'une part, le programme Soyouz prend beaucoup de retard, notamment suite à la mort du cosmonaute Vladimir KOMAROV six semaines plus tôt, et que, d'autre part, le lanceur Proton-K affiche une fiabilité satisfaisante, avec jusque là cinq vols réussis sur un total de six. Elle conclut donc qu'il est préférable de concentrer les efforts sur le profil de mission direct, et décide d'abandonner l'idée de la mission avec amarrage à un Soyouz [16].

Le 6 juillet 1967, le NII-88 publie un rapport d'évaluation du programme, transmis à Gueorgui TIOULINE, le président de la Commission d'Etat. Il note que la conception du 7K-L1 est pertinente, mais que sa fiabilité en situation dégradée n'a pas été démontrée. Des essais ont en effet montré que le vaisseau pouvait perdre son intégrité en cas de trajectoire anormale du lanceur et d'utilisation de la tour d'éjection SAS. De la même façon, le compartiment du parachute s'est déformé lors d'un essai de largage à 110% de la charge nominale. Deux des quatre stations de poursuite Saturn-MS ne sont par ailleurs par terminées.

Le NII-88 autorise donc le lancement des deux vaisseaux suivants mais uniquement parce que ce sont des vols d'essais destinés à corriger ces faiblesses de conception.

Par ailleurs, la Commission d'Etat décide de rajouter deux vols d'essais inhabités au planning des essais, et le système de parachutes sera modifié pour prendre en compte le retour d'expérience du vol de Soyouz-1. Le prochain 7K-L1 décollera en juillet 1967 avec l'ancien système, et les vols suivants utiliseront les parachutes modernisés [16].

Fig. 7.2 : Transfert d'un lanceur Proton-K
avec un Bloc D et un vaisseau 7K-L1 sur le pas de tir.
Crédit : RKK Energuia.

Le plus gros problème à régler concerne le système de parachutes. Les modifications apportées ne lui permettent pas d'assurer le retour sur Terre d'une masse supérieure à 2700kg, or le Compartiment de Descente (SA) du 7K-L1 pèse 2900kg. Deux essais de largage sont réalisés à Feodosia avec des masses de 2900kg et, dans les deux cas, le parachute se met en torche [17].

Sans attendre la mise au point du nouveau système, le troisième 7K-L1 décolle de Baïkonour le 27 septembre 1967. Suite à un défaut de production d'un moteur, le premier étage du lanceur Proton-K ne fonctionne pas de façon nominale et le lancement est un échec. Cette situation permet toutefois de tester en situation réelle le système de sauvetage d'urgence (SAS) du 7K-L1, qui est correctement éjecté du lanceur.

Fig. 7.3 : Décollage d'un vaisseau 7K-L1.
Crédit : RKK Energuia.

Lors d'une réunion qui se tient le 19 octobre 1967, les représentants des Forces aériennes insistent fortement pour que le 7K-L1 soit équipé d'un parachute de secours, mais MICHINE refuse catégoriquement car la performance maximale du lanceur est déjà atteinte [18].

Le quatrième 7K-L1 est lancé le 22 novembre 1967 mais, cette fois encore, le lanceur Proton-K s'écrase. Le SAS permet d'éjecter le vaisseau, mais les Moteurs d'Atterrissage en Douceur (DMP) sont mis en service de façon trop précoce et le choc à l'atterrissage est important.

8. La deuxième vitesse cosmique

Le cinquième 7K-L1 est lancé avec succès le 2 mars 1968 sur une trajectoire permettant de simuler un survol lunaire et culminant à plus de 300.000km de la Terre. Afin de dissimuler sa véritable nature, le vaisseau est baptisé Zond-4, laissant ainsi croire qu'il s'inscrit dans la continuité des sondes interplanétaires 3MV.

Malgré un mauvais fonctionnement de son capteur stellaire, Zond-4 parvient à suivre la trajectoire nominale et rentre sur Terre le 9 mars 1968. Suite à un dysfonctionnement du capteur stellaire 100K, le vaisseau ne se dirige pas vers l'une des zones de récupération prédéfinies et il est détruit par son système de protection APO afin qu'aucune puissance étrangère ne puisse l'étudier.

Fig. 8.1 : Un vaisseau 7K-L1 sur le pas de tir.
Crédit : RKK Energuia.

Ce vol peut malgré tout être considéré comme un succès, et il a permis pour la première fois à l'Union soviétique de tester la rentrée dans l'atmosphère à la deuxième vitesse cosmique. Rappelons que, le 9 novembre 1967, le vaisseau américain Apollo 4 en avait fait autant.

Un nouvel essai est retenté dès le 22 avril 1968, mais le lancement est un échec suite à un court-circuit dans le système de contrôle du vaisseau. Celui-ci est tout de même éjecté par le SAS, et il est récupéré en bon état.

Vidéo 8.1 : Diverses images de vols de 7K-L1.
Crédit : Старты 50-я.

Le vol suivant est prévu pour le 19 juillet 1968 mais, cinq jours avant le décollage, le Bloc D explose sur le pas de tir et tue un ingénieur, le capitaine Ivan KHRIDINE. Il faudra plusieurs semaines et des opérations très risquées pour récupérer le vaisseau et préserver le lanceur, qui n'a pas été endommagé.

9. Le premier survol de la Lune

Un nouveau 7K-L1 décolle de Baïkonour le 14 septembre 1968. Le lanceur Proton-K et l'étage Bloc D fonctionnent normalement, et envoient le vaisseau baptisé Zond-5 vers la Lune. Il réalise des photographies de la Terre à 90.000km de distance et réussit à survoler notre satellite naturel, qu'il ne peut pas photographier suite à un nouveau dysfonctionnement du capteur stellaire 100K.

L'atterrissage a lieu selon une trajectoire balistique, mais le Compartiment de Descente se pose avec succès dans l'océan Indien. C'est la première fois au monde qu'un engin revient sur Terre après un voyage lunaire.

Fig. 9.1 : Zond-5 après son amerrissage dans l'océan Indien.
Crédit : RKK Energuia.

Le programme d'origine prévoyait de réaliser quatre vols inhabités avant de tenter une mission avec un équipage. Zond-4 et Zond-5 étant considérés comme des succès (dans les deux cas, un équipage aurait survécu), il reste donc deux vols à réaliser [19].

A ce moment là, le vaisseau américain Apollo n'a encore jamais volé avec un équipage, et le lanceur Saturn 5 n'a réalisé que deux vols, le second (Apollo 6) s'étant soldé par un échec partiel. Les cosmonautes Soviétiques peuvent donc toujours caresser l'espoir d'être les premiers à survoler la Lune.

10. La percée américaine

La mission d'Apollo 7, menée du 11 au 22 octobre 1968 par les astronautes Walter SCHIRRA, Donn EISELE et Walter CUNNINGHAM, change la donne. Après la réussite de ce premier vol habité, la NASA décide d'envoyer le vaisseau suivant, Apollo 8, sur orbite lunaire.

Fig. 10.1 : Préparation du vaisseau Apollo 7.
Crédit : NASA.

Malgré le succès prometteur de Zond-5, le TsKBEM n'est pas encore prêt pour risquer une mission habitée. La veille du vol d'essai suivant, le général KAMANINE écrit dans son journal ses impressions sur la décision américaine de lancer Apollo 8.

Après le vol réussi d'Apollo 7, les Américains vont envoyer Apollo 8 autour de la Lune en décembre de cette année. Nous sommes bien plus préparés pour un survol lunaire habité, mais nous ne pouvons pas compter sur la chance - notre survol de la lune avec un équipage est prévu pour le premier semestre 1969.

Le survol que les Américains prévoient avec Apollo 8 est très risqué, mais ils prennent ce risque, et nous n'avons aucun moyen d'arrêter leurs intentions aventuristes d'avancer sur le chemin vers la lune.

Général Nikolaï KAMANINE
9 novembre 1968

Le huitième 7K-L1, baptisé Zond-6, est lancé avec succès le 10 novembre 1968. Le capteur stellaire 100K fonctionne correctement, et le vaisseau réussit à survoler la Lune et à la photographier. Mais le Compartiment de Descente se dépressurise avant le retour sur Terre. Du fait de la faible pression à bord, l'altimètre ne fonctionne pas correctement et le vaisseau s'écrase à 16 kilomètres du pas de tir d'où il a décollé !

Fig. 10.2 : La Terre et la Lune vues de Zond-6.
Crédit : RKK Energuia.

A ce moment, le premier vol habité du 7K-L1 est prévu pour le mois d'avril 1969 mais, en cas de succès de la mission d'Apollo 8, il pourrait avoir lieu dès janvier 1969. Le 14 novembre 1968, les cosmonautes et le général KAMANINE débattent du nom qui sera donné au vaisseau dans la presse. LEONOV propose de le baptiser Rodina (la patrie), SEVASTIANOV préfère Oural, et KAMANINE aimerait qu'il soit appelé Akademik Koroliov [20].

Un mois plus tard, le 21 décembre 1968, les astronautes américains Frank BORMAN, James LOVELL et William ANDERS décollent à bord d'Apollo 8 et se mettent sur orbite lunaire trois jours plus tard.

Fig. 10.3 : Photographie prise par l'équipage d'Apollo 8, le 24 décembre 1968.
Crédit : NASA.

Le 27 décembre 1968, la Commission d'Etat pour le 7K-L1 se réunit et fait le point sur le programme. Cinq vaisseaux sont en construction : le n°13 est déjà à Baïkonour et sera lancé sans équipage le 20 janvier 1969. Les quatre autres seront prêts respectivement en mars 1969, avril 1969, mai 1969 et juin 1969 [21].

11. L'abandon du programme

Mais déjà lors de cette réunion du 27 décembre 1968, les participants commencent à exprimer des doutes quant à l'intérêt du programme.

Alors que TIOULINE était en train de conclure la réunion, MRYKINE a demandé en haussant la voix : « Mais devons-nous vraiment lancer le n°13 ? »

Intérieurement, la majorité des membres de la Commission d'Etat étaient d'accord avec MRYKINE, mais personne n'a prononcé un mot.

Boris TCHERTOK

Le neuvième 7K-L1 décolle toutefois comme prévu le 20 janvier 1969, mais le lanceur échoue et le vaisseau est sauvé par le système d'éjection. C'est la troisième fois que le Proton-K de l'OKB-52 est la cause d'une perte de 7K-L1.

Du fait de cet échec, le planning des vols glisse encore. Pendant ce temps, les Américains réalisent de très grandes avancées. Le 3 mars 1969, Apollo 9 teste le module lunaire (LM) sur orbite terrestre. Le même essai est réalisé en mai 1969 par Apollo 10, mais sur orbite lunaire. Enfin, le 21 juillet 1969, Neil ARMSTRONG et Edwin ALDRIN marchent sur la surface de la Lune dans le cadre de la mission Apollo 11.

Fig. 11.1 : Le module de commande d'Apollo 10.
Science Museum de Londres. Crédit : Nicolas PILLET.

Le prochain vol d'essai du 7K-L1 n'a lieu que le 7 août 1969. Le vaisseau est baptisé Zond-7 et, pour la première fois, sa mission est un succès total. Après avoir survolé la Lune, il se pose comme prévu au Kazakhstan avec une précision de moins de cinquante kilomètres.

Suite à ce nouveau succès, la Commission d'Etat décide le 19 septembre 1969 de réaliser un dernier vol d'essai en décembre 1969, puis un premier vol habité en avril 1970 [22].

Fig. 11.2 : La Lune et la Terre vues de Zond-7.
Crédit : RKK Energuia.

Finalement, le vaisseau Zond-8, ne décolle que le 20 octobre 1970. Bien qu'il réalise de nouveau un vol entièrement réussi, il s'agira du dernier vol du 7K-L1. Le succès des missions Apollo fait que ce programme n'a plus d'intérêt politique et, de plus, les problèmes de sécurité (absence de scaphandre et de parachute de secours, toxicité des ergols du lanceur Proton-K) ne permettent pas d'autoriser des missions habitées [1].

Fig. 11.3 : La Lune et la Terre vues de Zond-8.
Crédit : RKK Energuia.

Le programme 7K-L1 est officiellement annulé par l'ordre n°66 du MOM, daté du 3 mars 1972 [7].

12. La sélection et l'entraînement des équipages

Le programme 7K-L1 a été formellement lancé le 25 octobre 1965, comme on l'a vu plus haut, et la question du choix des équipages s'est très rapidement posée. Le 2 septembre 1966, le Centre d'Entraînement des Cosmonautes (TsPK) sélectionne quelques cosmonautes (VOLINOV, DOBROVOLSKI, VORONOV, KOLODINE, ZHOLOBOV, KOMAROV et BYKOVSKI) qui seront les futurs commandants de bord. Les ingénieurs de bord, quant à eux, seront fournis par le TsKBEM et l'Académie des Sciences [23].

Un désaccord apparaît alors entre ces deux entités civiles et les Forces aériennes, qui sont propriétaires du TsPK. Vassili MICHINE, le Constructeur Général du TsKBEM, et Mstislav KELDYCH, le Président de l'Académie des Sciences, veulent en effet entraîner leurs cosmonautes par leurs propres moyens, plutôt que dépendre des militaires [23].

Les différentes parties ne tombent d'accord que le 8 décembre 1966 pour que le TsPK soit l'unique lieu d'entraînement de tous les cosmonautes soviétiques [24]. La veille, le 7 décembre 1966, quatorze cosmonautes avaient été choisis pour voler sur le 7K-L1 :

- neuf commandants de bord (KOMAROV, BYKOVSKI, NIKOLAÏEV, GAGARINE, LEONOV, KHROUNOV, VOLINOV, BEREGOVOÏ et CHATALOV),
- cinq ingénieurs de bord (ELISSEÏEV, KOUBASSOV, MAKAROV, VOLKOV et GRETCHKO).

Toutefois, comme la VPK avait décidé le 27 avril 1966 de préparer deux profils de mission distincts, l'un avec amarrage avec un vaisseau Soyouz, l'autre sans, MICHINE et KAMANINE définissent deux groupes distincts le 18 janvier 1967 [27].

Commandants Ingénieurs de bord
Vol avec amarrage LEONOV
POPOVITCH
BELIAÏEV
VOLINOV
KLIMOUK
MAKAROV
VORONOV
ROUKAVICHNIKOV
ARTIOUKHINE
Vol direct GAGARINE
NIKOLAÏEV
KOMAROV
BYKOVSKI
KHROUNOV
GORBATKO
GRETCHKO
SEVASTIANOV
KOUBASSOV
V. VOLKOV
Tableau 12.1 : Cosmonautes nommés sur le programme 7K-L1 le 18 janvier 1967.

Le 23 mars 1967, Pavel BELIAÏEV est remplacé par Valeri VOLOCHINE pour raisons médicales [26]. Ensuite, le 24 avril 1967, Vladimir KOMAROV est tué dans l'accident de Soyouz-1.

En juin 1967, TIOULINE et KAMANINE décident que les équipages de 7K-L1 ne seront constitués que de cosmonautes expérimentés, c'est-à-dire qui ont déjà réalisé au moins un vol sur orbite terrestre. Quand le vaisseau Soyouz sera opérationnel, il sera utilisé pour réaliser des vols d'entraînement pour les cosmonautes des 7K-L1 [28].

Le 27 septembre 1968, KAMANINE et MICHINE s'accordent pour définir trois équipages. Les cosmonautes VORONOV, ARTIOUKHINE et ERCHOV continuent par ailleurs à s'entraîner sur ce programme [29].

Equipage n°1 Equipage n°2 Equipage n°3
Commandant LEONOV BYKOVSKI POPOVITCH
Ingénieur de bord MAKAROV ROUKAVICHNIKOV SEVASTIANOV
Réserve KOUKLINE KLIMOUK VOLOCHINE
Tableau 12.2 : Les trois équipages du 7K-L1 nommés le 27 septembre 1968.

Pour assurer la formation de ces équipages, le Centre d'Entraînement des Cosmonautes demande qu'on lui fournisse deux simulateurs. Leur construction commence au Centre d'Essais en Vol (LII) en janvier 1967, sous la direction de DAREVSKI [30], mais elle est ralentie car le TsKBEM ne fournit pas la documentation nécessaire. Vassili MICHINE est en effet opposé à ces simulateurs, qu'il juge inutiles [31].

Il finit par changer d'avis le 30 mai 1967 et demande de fournir la documentation avant le 10 juin 1967. Cette date ne sera toutefois pas respectée, et la construction prend d'autant plus de retard que l'imitateur de capteur 110K fourni par le Ministère de l'Industrie Radio (MRP) ne fonctionne pas correctement. TIOULINE finit par ordonner au TsKBEM et au LII de terminer les simulateurs pour le 10 juillet 1967 [31].

Fig. 12.1 : KOUBASSOV et ELISSEÏEV dans le simulateur du 7K-L1.
Crédit : TASS.

Les simulateurs finissent par être livrés au cours du second semestre 1968. L'un d'eux, baptisé Voltchok, est installé sur la centrifugeuse de l'Institut de Médecine Aéronautique et Spatiale et permet de simuler la rentrée dans l'atmosphère à la deuxième vitesse cosmique. Toutefois, en janvier 1968, ce simulateur n'était toujours pas opérationnel [32].

13. Ce que savaient les Américains

13.1. L'ignorance de la CIA jusqu'en 1967

Le 2 mars 1967, la CIA rédige un état des lieux de ses connaissances du programme spatial soviétique dans un rapport appelé NIE 11-1-67. Alors que le premier vol d'essai du 7K-L1 n'a pas encore eu lieu, l'agence américaine prédit déjà que l'Union soviétique va tenter de réaliser des vols circumlunaires [35].

Les Soviétiques vont probablement tenter un vol circumlunaire habité au cours des prochaines années. Ils considèrent probablement ce projet comme l'une des rares étant à leur portée et qui pourrait atténuer la valeur de la propagande d'un atterrissage réussi des Etats-Unis sur la Lune.

Nous considérons comme improbable que les Soviétiques tentent cette mission avant le premier semestre 1968, bien qu'il soit concevable qu'ils acceptent le risque élevé que représenterait une telle tentative si elle était réalisée à l'occasion d'une date anniversaire de 1967 [le cinquantenaire de la Révolution d'Octobre, NdT].

National Intelligence Estimate, 2 mars 1967

Effectivement, à ce moment-là, le premier vol habité du 7K-L1 est prévu pour la période avril-juillet 1967 (cf. tableau 6.1). Après le premier essai en vol du 7K-L1 le 10 mars 1967, la CIA émet l'hypothèse que le lanceur utilisé pourrait être un Proton équipé d'un troisième étage [33]. Ce n'est qu'après le deuxième essai en vol du 8 avril 1967 que l'agence fait le lien avec le programme lunaire qu'elle soupçonnait [34].

Cosmos 154 et son prédécesseur Cosmos 146 étaient des essais d'un nouvel engin spatial. Les deux ont été au mieux des succès partiels. Nous pensons qu'un véhicule de ce type sera à terme assemblé avec un vaisseau Soyouz pour des missions circumlunaires ou pour la construction de stations orbitales habitées.

President's Daily Brief, 28 avril 1967

Cette analyse n'est que partiellement exacte, puisque Cosmos 146 a été un succès total et que les 7K-L1 n'avaient pas besoin d'être amarrés à des vaisseaux Soyouz pour rejoindre la Lune. L'échec du 27 septembre 1967 est totalement inconnu des services américains. Les préparatifs du lancement semblent avoir été détectées mais, comme le lancement lui-même ne l'a pas été, la CIA conclut qu'il a été annulé [39].

13.2. Les premières preuves

L'échec du 22 novembre 1967, quant à lui, est remarqué et identifié comme une tentative de survol lunaire inhabité [36]. Le vol de Zond-4 le 2 mars 1968 est considéré comme un essai du lanceur [38], ce qui est une mauvaise interprétation.

Lancement Vaisseau Résultat Estimation de la CIA
10 mars 1967 Cosmos 146 Succès Echec
8 avril 1967 Cosmos 154 Succès partiel Echec
27 septembre 1967 - Echec lanceur Non détecté
22 novembre 1967 - Echec lanceur Echec lanceur
2 mars 1968 Zond-4 Trajectoire simulant un survol lunaire
Retour balistique et autodestruction
Simulation de vol circumlunaire.
Succès, sauf le retour sur Terre.
Tableau 13.2.1 : Etat des connaissances de la CIA sur le programme 7K-L1 au 4 avril 1968.

Comme elle a détecté l'échec du 22 novembre 1967, mais qu'elle n'a pas compris la nature de Zond-4, la CIA estime dans une analyse datée du 4 avril 1968 que le premier vol circumlunaire habité ne pourra avoir lieu avant le second semestre 1968, et plus probablement au cours de l'année 1969 [37].

Fig. 13.2.1 : La gamme des lanceurs soviétiques vue par la CIA en avril 1968.
Le Proton-K surmonté du Bloc D, appelé SL-12 par le Pentagone, est à droite de l'image.
Crédit : CIA NIE 11-1-67, 4 avril 1968.

L'échec du 22 avril 1968 est remarqué par la CIA et il est très justement relié au programme circumlunaire, mais l'accident survenu à Baïkonour le 14 juillet 1968 passe inaperçu [40]. Les vols de Zond-5 et Zond-6 ayant été ouvertement annoncés par l'agence TASS comme des vols circumlunaires, les services américains n'ont aucune difficulté pour comprendre qu'il s'agit de vols d'essais en vue d'un survol habité [40]. La CIA qualifie d'ailleurs le vol de Zond-5 de « succès spectaculaire selon quasiment tous les standards » [44].

13.3. Le 7K-L1 et Apollo 8

La question du rôle qu'a joué le programme 7K-L1 dans la décision américaine de réaliser la mission Apollo 8 n'est pas encore totalement tranchée. Après le vol d'Apollo 6 le 4 avril 1968, le planning de la NASA prévoyait que la mission suivante, Apollo 7, serait un essai sur orbite terrestre du Module de Commande et de Service (CSM), lancé par une Saturn IB en octobre 1968. Avant la fin de l'année, un lanceur Saturn V devait réaliser un nouvel essai du CSM sur orbite terrestre, mais cette fois avec le Module Lunaire (LM), dans le cadre de la mission Apollo 8.

En août 1968, la NASA constate que le LM prévu pour cette mission, le LM-3, ne sera pas prêt à temps. Attendre qu'il soit terminé conduirait à repousser l'ensemble du programme d'environ six mois, ce qui rendrait le vol habité à la surface de la Lune quasiment impossible à réaliser avant la fin de l'année 1969. Afin de gagner du temps, George LOW, le directeur du programme Apollo, décide que la mission d'Apollo 8 serait un essai du CSM sur orbite lunaire sans le LM, à condition qu'Apollo 7 soit une réussite [41].

Fig. 13.3.1 : George Michael LOW.
Crédit : NASA.

Dans cette version de l'Histoire, la menace de se faire devancer par l'Union soviétique ne joue aucun rôle : la seule motivation de transformer Apollo 8 en une mission lunaire est le retard de la construction du LM-3.

Toutefois, Frank BORMAN, le commandant d'Apollo 8, écrit dans son autobiographie que Donald SLAYTON, le directeur des opérations des équipages, lui a indiqué que le changement de plan de vol a été la conséquence de l'information transmise à la NASA par la CIA selon laquelle les Soviétiques prépareraient une mission circumlunaire habitée avant la fin de l'année 1968.

Fig. 13.3.2 : Le LM-3 en construction chez Grumman.
Crédit : NASA.

De plus, un document américain déclassifié indique explicitement que le Centre d'Analyse de l'Espace et des Missiles Etrangers (FMSAC), une division de la CIA, est à l'origine de la modification du plan de vol d'Apollo 8 [43].

Le fait que les États-Unis vont probablement effectuer un vol circumlunaire habité avec le véhicule Apollo 8 en Décembre est le résultat de l'appui direct en renseignements que le FMSAC a fourni à la NASA sur le présent et l'avenir des plans qu'ont les Soviétiques dans l'Espace.

The Foreign Missiles and Space Analysis Center
Memo DD/S&T 3983/68 du 12 septembre 1968

Mais on l'a vu plus haut : en avril 1968 la CIA estime que l'URSS pourra tenter une mission habitée au plus tôt au second semestre 1968, mais plus probablement en 1969 [37]. Les documents soviétiques déclassifiés indiquent par ailleurs que, si la CIA a dit à la NASA qu'une mission soviétique était prévue avant la fin 1968, elle s'est tout simplement trompée.

Comme on le montre au paragraphe 10, le MOM tient à réaliser quatre vols inhabités avant d'envoyer un équipage. En août 1968, c'est-à-dire au moment où la décision de changer le plan de vol d'Apollo 8 a été prise, un seul vol est considéré comme un succès (Zond-4), et trois restent donc à réaliser. Après le vol de Zond-5 de septembre 1968, il reste encore deux vols inhabités à réaliser, et l'envoi de cosmonautes n'est pas prévu avant le premier semestre 1969 [19].

Fig. 13.3.3 : Le siège de la CIA à Langley.
Crédit : DR.

Tout porte donc à croire que le MOM ne prévoyait pas de mission habitée à la fin 1968, et que la CIA ne pensait pas que c'était le cas. Soit les propos que SLAYTON aurait tenus d'après BORMAN sont erronés, soit ils n'ont pas réellement été tenus. La note du FMSAC semble quant à elle exagérer sensiblement le rôle que ce dernier a joué.

13.4. L'après Apollo 8

L'échec du 20 janvier 1969 est relié - à juste titre - au programme 7K-L1, et la CIA en déduit que le survol lunaire habité ne pourra se faire que lorsque le lanceur Proton-K (SL-12) sera fiabilisé [40].

Quand Zond-7 réalise son survol lunaire, un mois après la mission réussie d'Apollo 11, la CIA conclut qu'un équipage pourrait être envoyé le mois suivant, c'est-à-dire en septembre 1969 [46]. Ces révisions sont trop optimistes, car la Commission d'Etat du 7K-L1 envisage le vol circumlunaire habité pour avril 1970 (cf. paragraphe 11).

Dans un rapport de 1973, la CIA considère le programme 7K-L1 comme terminé - à juste titre - et donne une analyse pertinente de sa raison d'être [47].

Nous pensons que ce programme avait pour but de donner de l'expérience en vue de l'atterrissage habité sur la Lune et, comme cela s'est observé, de surpasser le programme américain Apollo (...).

Les Soviétiques avaient apparemment l'espoir qu'une qualification rapide du lanceur SL-12 pourrait être réalisée, ou que le programme Apollo rencontrerait des retards importants. Ils ne pouvaient pas espérer poser un Homme sur la Lune, car le SL-12 ne le permettait pas, mais ils auraient pu réaliser la première mission circumlunaire habitée, si leur stratégie avait réussi.

Rapport NIE 11-1-73 de la CIA

14. Des 7K-L1 comme bancs d'essais

Le 7K-L1 a été transformé en version 7K-L1A (11F92) pour servir de charge utile aux deux premiers vols de qualification du lanceur super-lourd N-1 (11A52). Deux exemplaires ont été construits : le premier (7K-L1A n°3) réutilise le 7K-L1 n°10 qui n'a pas volé, et le second (7K-L1A n°5) réutilise un ancien modèle d'essai 7K-L1S [51].

Fig. 14.1 : Le 7K-L1A n°3 en préparation à Baïkonour.
Crédit : RKK Energuia.

D'autre part, l'étage Bloc D qui permet aux 7K-L1 de quitter l'orbite terrestre devra également servir pour l'alunissage des vaisseaux du complexe L3. Lors d'une mission de ce type, le profil de vol sera toutefois sensiblement plus complexe, car l'étage devra fonctionner après une période de microgravité de plusieurs jours, et se mettre en service jusqu'à sept fois.

Deux vols d'essais sont donc réalisés sur orbite basse afin de qualifier ce profil de vol. La charge utile que les deux Bloc D expérimentaux emporteront seront des 7K-L1 simplifiés, appelés 7K-L1E [50]. Deux vols sont réalisés les 28 novembre 1969 et 2 décembre 1970, le premier se soldant par un échec du lanceur.

Notes et bibliographie

[1] SEMIONOV, Y., РКК Энергия 1946-1996, pp. 232-247
[2] Il s'agit des départements n°3 de KOLIAKO, n°9 de TIKHONRAVOV, n°11 de ROCHTCHINE et n°27 de RAOUCHENBAKH.
[3] SEMIONOV, Op. Cit., p. 163
[4] RAOUCHENBAKH, B., Королев и его дело, pp. 416-426
[5] EVITCH, A., Каким мне запомнился Ю.А. Мозжорин, in PANITCHKINE, N., Так это было..., Koroliov, 2014, Tome 1, pp. 394-397
[6] POLIATCHENKO, V., На море и в космосе
[7] SKOBLIKOV, P., История разработки и летных испытаний комплекса для пилотируемого облета Луны, in Recueil des articles présentés au Congrès de Gagarine 1996/1997, pp. 89-93
[8] PANITCHKINE, N., Так это было..., Koroliov, 2015, Tome 2, pp. 36-39
[9] KAMANINE, N., Скрытый космос, Tome 2, article du 27.04.1966
[10] Ibid., article du 10.12.1966
[11] Ibid., article du 31.12.1966
[12] Ibid., article du 24.12.1966
[13] KAMANINE, Op. cit., Tome 3, article du 15.03.1967
[14] Ibid., article du 24.03.1967
[15] Ibid., article du 08.04.1967
[16] Ibid., article du 05.06.1967
[17] Ibid., article du 06.06.1967
[18] Ibid., article du 19.10.1967
[19] Ibid., article du 09.11.1968
[20] Ibid., article du 14.11.1968
[21] Ibid., article du 27.12.1968
[22] KAMANINE, Op. cit., Tome 4, article du 20.09.1969
[23] KAMANINE, Op. cit., Tome 2, article du 02.09.1966
[24] Ibid., article du 09.12.1966
[25] Ibid., article du 07.12.1966
[26] KAMANINE, Op. cit., Tome 3, article du 24.03.1967
[27] Ibid., article du 18.01.1967
[28] Ibid., article du 06.06.1967
[29] Ibid., article du 28.09.1968
[30] Ibid., article du 26.01.1967
[31] Ibid., article du 14.06.1967
[32] Ibid., article du 30.01.1968
[33] Memorandum de la CIA du 14.03.1967, TCS n°6318/67
[34] President's Daily Brief, 28.04.1967
[35] National Intelligence Estimate 11-1-67
[36] President's Daily Brief, 23.11.1967
[37] National Intelligence Estimate 11-1-67, mise à jour du 4 avril 1968, TS 0039284/1
[38] President's Daily Brief, 04.03.1968
[39] Space Event Report - Lunar Probe Failure - 22 november 1967
[40] National Intelligence Estimate 11-1-69
[41] The Apollo Spacecraft - A Chronology, NASA SP-4009
[42] DAY, Dwayne, Chasing shadows: Apollo 8 and the CIA
[43] The Foreign Missiles and Space Analysis Center, Memo DD/S&T 3983/68 du 12.09.1968
[44] Memorandum de la CIA du 23.09.1968
[45] Memorandum de la CIA du 25.09.1968
[46] President's Daily Brief, 12.08.1969
[47] Rapport de la CIA NIE 11-1-73 du 20.12.1973
[48] POROCHKOV, V., Ракетно-космический подвиг Байконура, p. 194
[49] MAKAROV, A., Наземные испытания ракетнокосмической техники, Chapitre 5
[50] SEMIONOV, Op. Cit., p. 228
[51] Message laissé sur le forum de Novosti Kosmonavtiki le 26.10.2008


Dernière mise à jour : 29 août 2018