Yantar | Histoire

1. Du besoin d'une nouvelle génération de satellites espions

Au début des années 1960, en plein cœur de la Guerre Froide, l'une des clés de la supériorité militaire est la capacité à observer l'ennemi depuis l'Espace. Immédiatement après la mise sur orbite des premiers satellites, en 1957-1958, Soviétiques et Américains se sont tournés vers le développement de satellites militaires destinés à observer le territoire de l'adversaire.

Les capteurs numériques n'existant pas à cette époque, les clichés devaient être ramenés sur Terre pour être développés. Les satellites avaient donc des durées de vie courtes, et devaient être capables de rentrer dans l'atmosphère. L'Union soviétique dispose de deux types de satellites-espions :

   - les Zenit-2 (11F61) à large fauchée,
   - les Zenit-4 (11F69) à haute résolution (métrique).

Fig. 1.1 : Un satellite Zenit-4 à haute résolution.
Crédit : Igor MARININE.

De leur côté, les Etats-Unis alignent un arsenal sensiblement équivalent à celui des Soviétiques avec leurs satellites KH-6, qui ont eux aussi une résolution de l'ordre du mètre.

Mais ils franchissent un bond en avant en 1963, avec le lancement de leur premier satellite de nouvelle génération KH-7 « Gambit », qui offre une résolution pouvant aller jusqu'à 60cm. En Union soviétique, le besoin d'un équivalent au KH-7 se fait donc sentir.

Moscou décide d'apporter une réponse en deux temps. D'une part, la filiale n°3 du bureau d'études OKB-1, basée à Kouïbychev, va développer des versions améliorées de ses satellites Zenit de première génération : ce seront les Zenit-2M (11F690) et Zenit-4M (11F691). D'autre part, le bureau d'études ukrainien OKB-586, dirigé par Mikhaïl YANGUEL, va être chargé de développer un nouveau type de satellite-espion, plus performant que les Zenit.

2. Le projet ukrainien

L'OKB-586, basé à Dniepropetrovsk dans le centre de l'Ukraine, produit depuis août 1960 les satellites de la série DS, qui sont très polyvalents mais qui ne font pas d'observation de la Terre. Toutefois, en 1961, l'OKB-586 avait démarré des recherches visant à défricher ce domaine, dans le but de lancer in fine ses propres satellites-espions sur ses lanceurs « faits maison ».

Fig. 2.1 : Le buste de Mikhaïl YANGUEL, dans le hall de l'OKB-586.
Crédit : Nicolas PILLET.

Le 23 novembre 1963, le Comité National pour les Techniques de Défense (GKOT), qui dépend directement du Conseil des Ministres d'Union soviétique, lance officiellement le programme de satellite d'observation de la Terre de nouvelle génération, baptisé Yantar (ambre), et le confie à l'OKB-586 [1]. Le programme comporte deux avant-projets :

   - un satellite à large fauchée DS-F2 « Yantar-1 » (11F622),
   - un satellite à haute résolution DS-F4 « Yantar-2 » (11F623).

Les satellites Yantar, basés sur le projet de satellites à capsules récupérables DS-U4, seront constitués de quatre compartiments. Le premier contiendra les films photographiques à ramener sur Terre, le second l'électronique de bord, le troisième le système d'alimentation électrique, et le dernier le bloc propulsif [1].

Fig. 2.2 : Schéma du projet Yantar de l'OKB-586.
Crédit : KB Youzhnoïe.

Un aspect particulièrement innovant de ce projet est l'utilisation de piles à combustible pour l'alimentation électrique, technologie qui n'a encore jamais été utilisée dans l'Espace (elle ne le sera qu'en août 1965, lors de la mission américaine Gemini 5).

Les ingénieurs de l'OKB-586 se heurtent toutefois à une difficulté majeure : la masse. Les Yantar doivent en effet pouvoir voler sur les lanceurs légers Cosmos (63S1) et Cosmos-3 (11K65), mais il s'avère impossible de les alléger suffisamment [2]. De plus, l'OKB-586 doit mener de front plusieurs programmes complètement indépendants, et il n'arrive pas à assumer une charge de travail aussi importante [1].

En 1967, le programme Yantar est donc transféré chez la filiale n°3 de l'OKB-1 [1], qui dispose des lanceurs de classe Soyouz, nettement plus puissants que ceux de l'OKB-586.

3. Le projet samarien

C'est donc en 1967 que la filiale n°3 de l'OKB-1, située à Kouïbychev, récupère la maîtrise d'œuvre du programme Yantar.

En fait, à ce moment, l'OKB-1 a subi une réforme en profondeur suite au décès de son constructeur général, Sergueï KOROLIOV, et il s'appelle maintenant le TsKBEM. L'ancienne filiale n°3 est dorénavant simplement appelée « filiale de Kouïbychev du TsKBEM », ou KF TsKBEM.

Fig. 3.1 : Dmitri KOZLOV, constructeur général de la KF TsKBEM.
Crédit : TsSKB-Progress.

Le satellite Yantar-1 à large fauchée est mis en sommeil, et seule la version Yantar-2 à haute résolution est maintenue. Maintenant qu'elle est sous la responsabilité de la KF TsKBEM, elle est rebaptisée Yantar-2K (11F624). La lettre « K » signifie probablement « Kouïbychev », pour marquer le changement de paternité du programme.

Les travaux sur Yantar-2K sont officiellement approuvés via la résolution n°715-240 du Comité central du Parti communiste et du Conseil des Ministres d'Union soviétique, publiée le 21 juillet 1967. La résolution est traduite dès le 24 juillet 1967 dans le décret d'application n°220 du Ministère des Machines Générales (MOM) [2].

Les Yantar-2K seront des engins de 6,6 tonnes (300kg de plus que les Zenit-4). La grosse innovation par rapport aux satellites Zenit est le compartiment pour le retour des films photographiques, qui n'a plus la forme d'une sphère mais d'un cône. Ces nouveaux satellites-espions seront mis sur orbite par le nouveau lanceur Soyouz-U (11A511U) en cours de développement à la KF TsKBEM.

Fig. 3.2 : Schéma du satellite Yantar-2K.
Crédit : TsSKB-Progress.

Par rapport au projet initial de l'OKB-586, les ingénieurs de Kouïbychev effectuent un retour en arrière en ce qui concerne l'alimentation électrique : la pile à combustible est abandonnée, et ce sont de traditionnels panneaux solaires qui lui sont préférés.

Yantar-2K aura un gros avantage, que même le KH-7 américain ne possède pas, car il sera équipé de deux petites capsules (SK) qui permettront de ramener des films sur Terre sans attendre la fin de la mission du satellite. De plus, l'appareil photo et l'ordinateur de bord seront réutilisables.

Fig. 3.3 : Une capsule de retour de films.
Musée de l'Université de Samara. Crédit : Nicolas PILLET.

Les Yantar-2K seront aussi équipés du nouveau système de contrôle d'orientation Kondor, développé par la KF TsKBEM. La phase de développement du satellite s'achève en 1971, et le premier Yantar-2K est terminé au début 1974.

Les capsules SK sont testées en vol à plusieurs reprises sur des satellites Zenit, et les moteurs de Yantar-2K sont testés au NII KhimMach de Peresviett, sur le banc d'essais NEO-104, entre 1973 et 1976. Des modèles d'essais des satellites sont également testés en environnement spatial dans l'autoclave VK 600/300 du NII KhimMach [4].

4. Les essais en vol

C'est donc en 1974 que commencent les essais en vol de ces nouveaux satellites. Le premier vol, sans capsule SK, est réalisé le 23 mai 1974, mais c'est un échec du fait d'un dysfonctionnement du lanceur Soyouz-U [2].

Une nouvelle tentative intervient le 13 décembre 1974, et cette fois tout fonctionne correctement. Pour ce deuxième essai, le satellite - baptisé Cosmos 697 - n'emporte pas de capsule SK, et il ne possède pas le nouveau système d'orientation Kondor [3]. Après un vol orbital d'environ douze jours, le satellite revient sur Terre sans incident.

Fig. 4.1 : Récupération d'un satellite Yantar.
Crédit : TsSKB-Progress.

Entre temps, le 30 juillet 1974, la filiale de Kouïbychev a pris son indépendance du TsKBEM, et elle est devenue le Bureau Central Spécialisé de Construction, ou TsSKB.

Le troisième satellite Yantar-2K, baptisé Cosmos 758, vole en septembre 1975 et inaugure le système Kondor. Malheureusement, celui-ci ne fonctionne pas correctement, et le satellite doit être détruit en orbite lors du deuxième jour de la mission [3].

C'est lors du quatrième vol, en février 1976, que les capsules SK sont testées pour la première fois. Elles sont larguées avec succès, mais aucune des deux ne parviendra intacte sur Terre. La mission du satellite Cosmos 805 est en revanche un succès [3].

Le cinquième vol se passe mal. L'un des deux panneaux solaires de Cosmos 844 ne se déploie pas, et le satellite doit être détruit en orbite [3]. Il faut attendre le sixième vol, celui de Cosmos 905 en avril 1977, pour avoir une mission totalement réussie, avec le largage et la récupération des deux capsules SK.

Fig. 4.2 : Récupération d'une capsule SK.
Crédit : TsSKB-Progress.

Après cette réussite la Commission d'Etat considère que le système donne entière satisfaction. Elle décide de réaliser un ultime vol d'essai afin de valider formellement son bon fonctionnement. Ce vol, le septième, intervient en septembre 1977 et se termine par un succès total avec l'atterrissage de Cosmos 949.

Le 1er novembre 1977, la Commission d'Etat considère que la phase d'essais en vol est terminée, et elle recommande l'acceptation du programme en vue d'une utilisation opérationnelle. L'entrée en exploitation au sein des Forces armées soviétiques est entérinée par un décret du Comité Central et du Conseil des Ministres publié le 22 mai 1978 [2].

Chez les militaires, les Yantar-2K sont appelés « Feniks ». Plusieurs exemplaires sont lancés chaque année, sans incident notable (à l'exception d'un échec lanceur le 28 mars 1981).

5. Des satellites à large fauchée

En 1968, alors que le programme Yantar venait à peine de commencer à la filiale de Kouïbychev, KOZLOV avait lancé le développement d'une version de Yantar destinée à des observations à plus faible résolution, mais à plus large fauchée. Ce type de clichés est indispensable pour avoir une vue d'ensemble d'un objectif, afin d'identifier des objectifs potentiellement intéressants d'un point de vue stratégique, et également pour des applications de topographie et de cartographie.

Ce nouveau projet est baptisé Yantar-1KFT (11F660). La solution technique retenue est originale, puisqu'elle consiste à utiliser un compartiment des instruments dérivé de Yantar-2K avec un Compartiment de Descente issu des satellites Zenit. Le but de cette réutilisation de matériel déjà éprouvé est d'accélérer le développement de la nouvelle version.

Fig. 5.1 : Préparation d'un satellite Yantar-1KFT.
Lancement du 14 mai 1996. Crédit : Videocosmos.

Le premier vol d'un Yantar-1KFT n'intervient qu'en février 1981 (Cosmos 1246). Au total, ce sont sept vols d'essais qui sont réalisés jusqu'en juillet 1987, date à laquelle le nouveau satellite est accepté pour le service opérationnel [2]. Dans l'armée, le Yantar-1KFT est appelé Kometa.

6. Les versions à très haute résolution Yantar-4K

Au début de la période d'exploitation des satellites de première génération Yantar-2K, c'est à dire en 1977-1978, l'industrie optique russe fait des progrès considérables. L'usine KMZ de Krasnogorsk et l'Institut National d'Optique (GOI) de Saint-Pétersbourg ont développé des techniques permettant de produire des objectifs avec des capacités largement supérieures à celles dont disposent les Yantar-2K.

En mai 1977, au TsSKB de Kouïbychev, le développement d'une version plus performante des Yantar-2K est officiellement lancé. Le nouveau satellite sera baptisé Yantar-4K1 (11F693), et il pourra rester en orbite pendant 45 jours, soit 15 jours de plus que les Yantar-2K. Il sera équipé d'un système photographique d'une résolution supérieure, mais il conservera les dimensions de son prédécesseur, ce qui lui permettra d'être mis sur orbite par les mêmes lanceurs Soyouz-U [2].

Les deux premiers vols de Yantar-4K1 sont réalisés en avril 1979 (Cosmos 1097) et en avril 1980 (Cosmos 1177), et se déroulent de façon nominale. Il est donc décidé de ne lancer plus qu'un seul satellite d'essai, ce qui est fait en octobre 1980 (Cosmos 1218), après quoi le système est déclaré opérationnel en 1981 [2]. Les Yantar-4K1 sont appelés Oktann par les militaires.

C'est cette année là qu'une version améliorée, dite Yantar-4K2 (11F695) est mise en service. Le premier vol (Cosmos 1298) est réalisé en février 1981. Ces satellites sont appelés Kobalt au sein des Forces armées.

Fig. 6.1 : Destruction en vol du satellite Yantar-4K2 n°551 après l'échec du 20 juin 1996.
Crédit : Videocosmos.

Les Yantar-4K1 connaissent une carrière relativement courte, car seulement neuf vols opérationnels sont effectués, le dernier en novembre 1983. En revanche, les Yantar-4K2 deviennent rapidement la pierre angulaire du renseignement spatial soviétique. Sept ou huit exemplaires sont lancés chaque année jusqu'en 1992, avec seulement deux échecs.

Après la chute de l'URSS, la cadence décline fortement. Un nouvel échec lanceur est enregistré le 20 juin 1996, et après quelques ultimes missions, les « Kobalt » tirent leur révérence pour céder la place à leurs successeurs, les « Kobalt-M », ou Yantar-4K2M (11F695M).

Fig. 6.2 : Récupération d'un satellite Kobalt-M, 23 février 2009.
Crédit : DR.

A partir de 2004, environ un satellite Kobalt-M est lancé chaque année de Plesetsk. Le dernier vol a eu lieu le 5 juin 2015.

7. Les satellites à retransmission radio

Toutes les versions des satellites Yantar utilisées jusqu'ici présentent la même limitation : ils doivent envoyer leurs images sur pellicule sur Terre. Cela limite grandement leur intérêt opérationnel car le délai entre la prise du cliché et son exploitation par les militaires est important.

Au cours de la seconde moitié des années 1970, le TsSKB lance le développement d'une version Yantar-4KS1 (11F694) capable d'envoyer ses clichés au sol par radio, en passant par les satellites-relais Geïzer (11F663), développés par la NPO PM.

Afin de minimiser le temps de développement, ces nouveaux satellites sont basés sur les Yantar-2K de première génération. Cette parenté leur assurera également de pouvoir être mis sur orbite par des lanceurs Soyouz-U [2].

Fig. 7.1 : Schéma du satellite Yantar-4KS1.
Crédit : TsSKB-Progress.

Le NII Mikropribor est chargé de développer le système de transmission Splav qui permettra aux Yantar-4KS1 d'envoyer leurs images vers les Geïzer.

Le premier satellite Geïzer est mis sur orbite par un lanceur Proton-K le 17 mai 1982, ce qui ouvre la voie au premier Yantar-4KS1. Celui-ci est lancé de Plesetsk le 28 décembre 1982, et il permet de valider le concept.

Le 21 janvier 1986, après le troisième vol d'essai, les Yantar-4KS1 sont officiellement acceptés en service opérationnel. Ils sont baptisés Terilenn par les militaires. Environ un vol par an est réalisé jusqu'en 1989.

L'exploitation de ces satellites montre toutefois ses limites. La transmission radio entre les Yantar-4KS1 et les Geïzer offre un débit et une résolution qui ne satisfont pas les utilisateurs, c'est à dire les Forces armées [2].

Le décret du Comité central du Parti communiste et du Conseil des Ministres n°467-167, publié le 1er juin 1983, lance le développement d'une version améliorée Yantar-4KS1M (17F117). Le premier exemplaire est lancé le 7 février 1986, et l'entrée en service opérationnel est prononcée par décret dès le 17 mars 1989, après le troisième vol d'essai (qui se termine d'ailleurs par un échec du lanceur Soyouz-U).

Fig. 7.2 : Lancement d'un satellite Yantar-4KS1M, 25 juin 1998.
Crédit : Itar-Tass.

Les Yantar-4KS1M, qui peuvent rester près d'un an en orbite, sont baptisés Nemann par les militaires. En 1990, deux vols d'essais sont réalisés avec pour objectif de valider la nouvelle capacité d'observation dans l'infrarouge. Un ou deux vols par an sont réalisés, le dernier en mai 2000.

Bibliographie

[1] Ракеты и космические аппараты конструкторсково бюро "Южное"
[2] KIRILINE, A., Космическое аппаратостроение, Samara, 2011
[3] WADE, M., Yantar-2K (en ligne)
[4] MAKAROV, A., Наземные испытания ракетно-космической техники, 2001


Dernière mise à jour : 10 septembre 2015