Zenit | Histoire

1. La naissance du lanceur 11K77

Au début des années 1970, l'Union soviétique compte cinq familles de lanceurs spatiaux. Il y a tout d'abord les lanceurs de classe intermédiaire de la famille Soyouz, développés par la Filiale n°3 du TsKBEM, ainsi que les lanceurs de forte puissance Proton-K du KB Saliout.

Le troisième constructeur de fusées en URSS est le KB Youzhnoïe, basé en Ukraine. Il produit les lanceurs Cosmos-2, Cosmos-3M et Tsiklone. Basés respectivement sur les missiles balistiques R-12, R-14 et R-36, ils constituent les lanceurs les plus légers de la gamme soviétique.

En décembre 1969, la Direction Centrale des Moyens Spatiaux (TsUKOS), l'ancêtre des Forces Spatiales, lance avec le Ministère des Machines générales (MOM) un appel d'offres pour un lanceur lourd dont les performances seraient situées entre celles de Soyouz et de Proton. Cette compétition, baptisée Padiom (« décollage »), regroupe trois concurrents [13] :

- le TsKBEM (aujourd'hui : RKK Energuia), qui propose une version améliorée de Soyouz,
- la filiale n°3 du TsKBEM (aujourd'hui : RKTs-Progress), qui propose un lanceur modulaire,
- le KB Youzhnoïe, qui propose un lanceur complètement nouveau appelé 11K77.

Les principaux points du cahier des charges sont les suivants :

- la capacité vers une orbite polaire à 200km devra être de 8 ou 8,5 tonnes,
- la capacité vers une orbite 700km x 40000km x 63,5° devra être d'au moins 2 tonnes,
- les moteurs devront fonctionner avec des ergols stockables (UDMH et peroxyde d'azote),
- le pas de tir devra être fortement automatisé, réduire à 1,5h la durée de la chronologie et permettre de réaliser deux lancements à moins de 5h d'intervalle [1].

Fig. 1 : Le KB Youzhnoïe, à Dniepropetrovsk, dans le centre de l'Ukraine.
Crédit : Nicolas PILLET.

Dès 1970, Youzhnoïe présente un avant-projet du 11K77. Le lanceur comprendra deux étages placés l'un au-dessus de l'autre, et il aura un diamètre de 3,6m. Il pourra emporter jusqu'à 8,4 tonnes en orbite polaire à 200km d'altitude.

C'est ce projet qui est préféré aux autres concurrents de l'appel d'offres. Toutefois, Youzhnoïe ne tarde pas à revoir sa copie. En 1971, le design du 11K77 change radicalement : il est maintenant composé de deux missiles R-36M (15A14) placés côte à côte qui constituent les deux premiers étages. Ils sont surmontés d'un troisième étage qui est, quant à lui, de conception nouvelle [1].

Une telle configuration permettra d'obtenir une performance environ deux fois meilleure que celle des lanceurs Tsiklone [2]. Le but de ce changement en profondeur est de réduire au maximum les coûts et les délais de production. Le R-36M est lui-même en cours de développement (il fera son premier vol en 1973), et les équipes sont donc moins dispersées.

Fig. 2 : Lancement d'un missile R-36M (15A14).
Crédit : KB Youzhnoïe.

Mais en octobre 1973, une note du TsUKOS - rebaptisé entre-temps GUKOS - vient bouleverser le projet [1]. Jusque là, Youzhnoïe n'avait produit que des fusées à ergols stockables (UDMH et peroxyde d'azote), qui ont l'inconvénient d'être hautement toxiques, ce qui complexifie considérablement la préparation du lancement et pose des problèmes sérieux pour l'environnement et la santé publique dans la zone autour du pas de tir.

Cette préférence de Youzhnoïe pour les ergols stockables s'explique par le fait que tous ses lanceurs spatiaux sont dérivés de missiles balistiques. Ces derniers, d'une part, doivent pouvoir rester pendant des mois dans leurs silos avec les réservoirs pleins et, d'autre part, ils ne sont tirés que très occasionnellement, ce qui limite l'impact sur l'environnement.

Mais le futur lanceur lourd 11K77 sera, quant à lui, spécifiquement dédié aux activités spatiales, et il sera donc utilisé beaucoup plus souvent qu'un missile balistique [2]. Le GUKOS, représentant du Ministère de la Défense et donc de l'Etat, demande à Youzhnoïe d'utiliser pour ce projet des ergols non toxiques, à savoir le couple kérosène/oxygène liquide, déjà utilisé sur les lanceurs Soyouz de la Filiale n°3 du TsKBEM [1].

Cette décision est loin de faire l'unanimité. Au GUKOS, le général MAKSIMOV (l'homme qui a eu l'idée du nom de « Baïkonour » pour le cosmodrome kazakh) et le colonel KOMISSAROV s'y opposent catégoriquement. En revanche, l'idée est soutenue par Leonid SMIRNOV au Ministère de la Défense (un ancien directeur de l'usine Youzhmach, qui construit ce que Youzhnoïe conçoit). Finalement, Youzhnoïe décide de suivre la consigne du Ministère : le 11K77 utilisera des ergols cryogéniques [1][2].

2. Développement du moteur RD-171

Suite à un décret du MOM du 13 septembre 1974, le motoriste NPO Energomach se lance dans le développement de deux moteurs cryotechniques, les RD-124 et RD-125. Capables de délivrer une poussée d'environ 130 tonnes, ils vont permettre de défricher le terrain des moteurs cryotechniques de forte puissance [2][5], jusqu'alors inexploré en Union soviétique. Aux Etats-Unis, la société Rocketdyne a déjà fait voler son moteur F-1 de 680 tonnes de poussée sur le lanceur Saturn V.

Au début 1975, les rôles du futur lanceur lourd 11K77 sont redéfinis. Il devra non seulement mettre en orbite les satellites du Ministère de la Défense, mais il devra aussi être capable de lancer des vaisseaux habités.

Fig. 3 : Bourane sur son lanceur Energuia.
Crédit : buran.ru.

Le design définitif du 11K77 est arrêté en décembre 1975 [2], mais quelques mois plus tard un événement important vient augmenter encore la pression qui pèse sur Youzhnoïe. En plus de la possibilité de lancer des vaisseaux habités, le 11K77 se retrouve en effet impliqué dans le programme de la navette spatiale soviétique Bourane.

Celle-ci sera mise en orbite par un nouveau lanceur super-lourd appelé Energuia, qui sera équipé de quatre accélérateurs latéraux. Et le 16 mars 1976, la décision est prise d'utiliser le premier étage du 11K77 pour jouer ce rôle, comme le prescrit le décret du MOM « sur la réalisation du complexe universel de lanceur spatial 11K77 ».

Ce document peut être considéré comme l'acte de naissance de ce nouveau lanceur, qui prend alors le nom de Zenit-2 (le nom Zenit-1 n'est pas utilisé, mais le chiffre « -2 » sert à rappeler que le 11K77 a d'abord existé comme premier étage d'Energuia).

Pour le premier étage, Energomach développera un moteur de très forte poussée (plus de 800 tonnes), baptisé RD-171. Notons qu'il reste à ce jour le plus puissant moteur jamais construit dans le monde. La NPO Energomach avait commencé les études sur le RD-171 dès le mois d'août 1973 [4]. Le projet est placé sous la direction de Vitali RADOVSKI.

Fig. 4 : Vitali Petrovitch RADOVSKI.
Crédit : Roscosmos.

Dès la fin 1973, les ingénieurs décident de partir sur le principe d'un moteur à quatre chambres de combustion. Etant donné l'énorme niveau de puissance demandé, il est en effet plus simple de faire plusieurs « petites » chambres plutôt qu'une grosse, comme c'est le cas sur le F-1 américain [6].

Energomach reçoit le cahier des charges pour le RD-171 en mars 1976. Les spécifications pour la version quasi-identique RD-170, destinée au lanceur Energuia, avaient été définies un mois plus tôt, en février 1976 [8].

L'avant-projet du lanceur est terminé en février 1977, et Youzhnoïe se lance alors dans le développement proprement dit, qui avance en parallèle de la mise au point du moteur RD-171. A partir de mai 1977, Energomach réalise des essais d'allumage d'un modèle d'essai de la chambre de combustion du RD-171, appelé 2UKS. Au total, 68 essais seront réalisés jusqu'en juin 1978, soit une durée de fonctionnement totale de plus de 6000 secondes.

Etant donné la complexité du moteur, Energomach va sous-traiter sa production. Il est décidé en 1978 que l'assemblage du moteur aura lieu à Omsk, chez le PO Poliot, et que les chambres de combustion seront construites par Metallist, à Samara [7]. Cette entreprise a déjà accumulé beaucoup d'expérience en la matière, puisqu'elle produit déjà le moteur cryotechnique RD-111 pour le missile R-9.

Fig. 5 : Le banc d'essais SIN-4 de la NPO Energomach,
construit spécialement pour le RD-171.
Crédit : NPO Energomach.

A partir de juin 1978, un modèle de turbopompe appelé 6UK est utilisé pour des essais d'allumage (31 essais cumulant 280 secondes de fonctionnement). La turbopompe du RD-171 sera plus puissante que tout ce qui a déjà été construit en Union soviétique, et afin de mener à bien une série d'essais grandeur nature, un banc spécifique sort de terre chez Energomach.

Baptisé SIN-4, il a une puissance de 50MW (l'équivalent d'un sous-marin nucléaire) et est doté d'une tour de 80m de haut et de 16m de diamètre, pour l'échappement des gaz de combustion.

Le premier essai d'allumage du RD-171 a lieu sur ce banc SIN-4 le 25 août 1980. Mais malheureusement, il se solde par un échec à cause de vibrations trop importantes sur la turbine de la turbopompe.

Les quinze essais suivants échoueront également. Pour la dix-septième tentative, les ingénieurs décident de limiter la poussée à 600 tonnes (au lieu de 740 tonnes). Cette stratégie prudente s'avère payante, et elle permet le premier allumage réussi du RD-171, le 9 juin 1981 [9].

D'autres essais sont réalisés, à pleine puissance cette fois. Les échecs deviennent rares, ce qui autorise à passer à l'étape suivante : les essais grandeur nature du premier étage dans son ensemble.

3. Des essais difficiles

Les essais grandeur nature seront menés à bien par un institut appelé NII KhimMach, situé à Peresviett, dans la Région de Moscou. Le NII KhimMach dispose de deux bancs d'essais, IS-102 et IS-105.

Fig. 6 : Le moteur RD-8 sur le banc IS-105.
Crédit : NII KhimMach.

Les essais statiques à froid du RD-171 débutent sur le banc IS-102 avant la fin de l'année 1976 [3].

Le deuxième étage est le premier à être terminé. Son moteur vernier RD-8 commence ses essais sur le stand 5B du banc IS-105 en décembre 1979.

Le deuxième étage au complet débute les essais en 1981, sur le banc IS-102. Le premier allumage intervient le 13 février 1981, et se déroule sans incident. Mais lors du deuxième allumage, le 30 octobre 1981, la pompe d'oxygène liquide du RD-8 prend feu. L'incendie est maîtrisé, et le banc IS-102 ne subit aucun dégât.

Le premier étage, quant à lui, réalise son premier essai d'allumage le 26 juin 1982. La mise à feu se déroule comme prévu, mais au bout de six secondes des gaz s'enflamment, détruisant les réservoirs et les canalisations, et provoquant un incendie sur le banc IS-102. Les flammes détruisent des câbles du système anti-incendie, qui devient inopérant. Le banc d'essais est très gravement endommagé.

Fig. 7 : Le premier étage sur le banc d'essais IS-102.
Crédit : NII KhimMach.

La cause de l'incident est un copeau d'aluminium du réservoir d'oxygène liquide qui s'est détaché. En conséquence, il est décidé qu'une plus grande attention sera accordée à la vérification de la propreté de l'intérieur des réservoirs.

Finalement, il faudra six mois pour réparer le banc IS-102. En décembre 1982, les opérations reprennent avec un essai du deuxième étage.

Les moteurs s'allument, mais au bout de 2,25" le RD-120 reçoit la commande d'arrêt d'urgence. Un incendie se déclare à nouveau, mais les systèmes de sécurité installés après l'incident avec le premier étage permettent de l'éteindre en moins de quinze minutes, et le banc d'essais est préservé [3].

Trois incendies en moins de deux ans, c'est trop. Une enquête est menée, et elle arrive à la conclusion que des bulles de gaz se forment dans le kérosène pendant les opérations de remplissage des réservoirs.

Fig. 8 : Essai d'allumage du moteur RD-171 sur le banc IS-102, en 1982.
Crédit : NII KhimMach.

Ce phénomène n'avait pas été détecté chez le constructeur des moteurs, Energomach, car ce dernier procède au remplissage des réservoirs en position horizontale, alors que les bulles sont justement créées lors du remplissage à la verticale, représentatif des conditions réelles.

Des mesures correctives sont appliquées, et plusieurs essais du deuxième étage sont réalisés sur le banc IS-105 entre le 28 décembre 1983 et le 7 septembre 1985, tous avec succès. Au total, le NII KhimMach procède à 514 allumages du RD-8.

4. Le premier vol

Au début des années 1980, il est clair que le développement du lanceur Zenit-2 n'est pas suffisamment rapide. Ses principales charges utiles seront les satellites militaires de classe Tselina-2, et à la fin 1984 les deux premiers exemplaires sont déjà prêts. Comme ils ne peuvent pas attendre que le Zenit-2 finisse ses essais, ils sont mis en orbite par des Proton-K.

Quand le fameux moteur RD-171 termine ses essais au sol au NII KhimMach, des exemplaires bons de vol commencent à être livrés au KB Youzhnoïe, à Dniepropetrovsk, pour être intégrés sur les premiers lanceurs Zenit-2.

Le tout premier Zenit-2 est envoyé à Baïkonour au début 1985. Là-bas, un nouveau complexe de lancement, complètement automatisé, l'attend dans la zone 45. Il a été développé et construit par le KBTM, et la première section chargée du déploiement de ces infrastructures avait été créée le 14 juin 1978 [10]. Le premier pas de tir est déclaré opérationnel dès le mois de décembre 1983 [11].

Fig. 9 : A Baïkonour, un lanceur Zenit-2 est installé sur un pas de tir de la zone 45.
Crédit : DR.

La phase d'essais en vol (LKI) commencera en 1985. Pas moins de douze vols sont prévus pour qualifier le nouveau lanceur, qui marque un véritable saut technologique par rapport à ses prédécesseurs.

Le premier lanceur Zenit-2 devait décoller le Jour de la Cosmonautique, c'est-à-dire le 12 avril 1985, date anniversaire du vol historique de Youri GAGARINE, mais malgré deux tentatives réalisées ce jour-là, un incident avec le segment sol conduit à un report de tir [2].

C'est donc le 13 avril 1985 que le décollage intervient. Malheureusement, il se termine par un échec suite à une défaillance du deuxième étage [2][11][12]. Le deuxième vol, réalisé à peine plus de deux mois plus tard, connaît le même sort.

Fig. 10 : Décollage d'un lanceur Zenit-2.
Crédit : DR.

Seule consolation pour les ingénieurs, dans les deux cas, le fameux moteur RD-171 a fonctionné correctement. C'est même tout le premier étage qui se comporte conformément aux prévisions, ce qui ouvre la voie au lanceur super-lourd Energuia, qui l'utilise comme étage d'accélération.

Le troisième vol intervient en octobre 1985, et il s'agit du premier succès. Un modèle d'essai du satellite Tselina-2 est placé sur orbite, et il est baptisé Cosmos 1697. Lors du quatrième vol, en décembre 1985, la coiffe refuse de se séparer, mais les Soviétiques ne considèrent pas cet essai comme un échec [2].

Ainsi donc, l'année 1985 aura vu se dérouler les quatre premiers vols de Zenit-2. On enregistre deux échecs, un succès partiel et un succès complet. Sept autres vols seront encore réalisés jusqu'en décembre 1987 afin de compléter le programme d'essais en vol. En décembre 1988, soit deux ans et demi après le tir inaugural, le lanceur est officiellement mis en service opérationnel au sein des Forces armées soviétiques [2].

5. Zenit en Australie ?

A l'origine du programme, il était prévu que Zenit-2 remplace complètement les lanceurs Soyouz, considérés comme obsolètes, et donc qu'elle vole entre vingt et quarante fois par an. Mais il apparaît rapidement que son coût ne permettra pas une telle cadence. De plus, elle est largement surdimensionnée pour la plupart des satellites soviétiques, qui ne font en général pas plus de 3 tonnes (à comparer aux 8 tonnes que Zenit peut placer en orbite basse).

Fig. 11 : Premier tir commercial d'Ariane 1, 23 mai 1984.
Crédit : ESA.

Dès la fin des années 1980, le MOM envisage un destin un peu moins marxiste pour son nouveau lanceur. Depuis quelques années, la France a en effet créé un nouveau marché, celui du transport spatial commercial, sur lequel son lanceur Ariane règne en maître.

Les Soviétiques ne pourraient-ils pas introduire Zenit sur ce marché, en concurrence d'Ariane ?

Le lanceur européen dispose d'un énorme avantage : la position géographique de sa base de lancement. Le Centre Spatial Guyanais (CSG) est en effet situé à 5,1° de latitude nord, c'est à dire très proche de l'équateur.

Cela lui confère un gain de vitesse quasi maximal, et lui offre le chemin le plus court vers l'orbite géostationnaire, située au-dessus de l'équateur, où sont envoyés les satellites commerciaux. Cette orbite leur permet en effet de rester fixe par rapport à un point donné du globe, et ainsi de servir de relais permanents.

En comparaison d'Ariane, une Zenit-2 tirée de Baïkonour a moins de vitesse et doit en plus consommer des ergols pour dévier en direction du plan de l'équateur. Youzhnoïe et le MOM rêvent d'un pas de tir mieux situé que Baïkonour.

Une solution se présente en 1988, avec le projet d'implantation de Zenit en Australie. Cette année-là, un consortium d'investisseurs américains, australiens et japonais lance une étude de faisabilité sur la construction d'une base de lancement Zenit à Temple Bay, sur le Cap York.

Fig. 12 : Situation géographique du Cap York.
Crédit : DR.

Situé au nord de l'Australie, dans l'Etat du Queensland, il est à environ 12° de latitude sud. Une Zenit décollant du Cap York pourrait placer 2,24 tonnes en orbite géostationnaire, soit plus du double de sa capacité depuis Baïkonour ! Comme il donne sur l'océan, les lancements pourraient avoir lieu vers l'Est ou vers le Nord sans avoir à se soucier des zones survolées.

L'étude de faisabilité s'achève en juin 1989, et les investisseurs sont arrivés à la conclusion que le projet était « commercialement viable ». Le gouvernement du Queensland était quant à lui enchanté par ce projet, qui devait être une source de revenus non négligeable, et seuls les aborigènes ont montré une certaine opposition, craignant pour leur tranquillité [15].

Le coût du projet était estimé à 350 millions de dollars australiens, et le premier vol aurait pu avoir lieu dès 1992. Ensuite, Zenit devait décoller à raison de quatre ou cinq vols par an pour assurer la rentabilité.

6. Un troisième étage

Mais pour atteindre l'orbite géostationnaire, il ne suffit pas d'une base de lancement judicieusement située, encore faut-il un lanceur adéquat.

Jusque là, en Union soviétique, seul le lanceur Proton est capable d'atteindre cette orbite grâce à son étage supérieur Bloc DM, développé sous maîtrise d'œuvre de la NPO Energuia. Zenit-2, quant à elle, ne peut pas aller plus loin que l'orbite basse.

Dès les années 1970, Youzhnoïe avait envisagé de doter Zenit-2 d'un étage supérieur, afin de lui donner la capacité d'atteindre l'orbite géostationnaire. A l'origine, deux possibilités avaient été étudiées :

- utiliser le Bloc DM de la RKK Energuia, comme c'est le cas pour Proton,
- développer un étage « fait maison » sur la base du S5M, le troisième étage de Tsiklone-3.

Fig. 13 : Un S5M en attente à Plesetsk.
Crédit : Christian LARDIER / Air&Cosmos.

Deux écoles avaient alors vu le jour. D'un côté, le Bloc DM offrait de nombreux avantages : il utilise des ergols cryotechniques et peut placer jusqu'à une tonne en orbite géostationnaire. Le dérivé du S5M, baptisé 11S851, aurait utilisé comme son aîné des ergols stockables, donc toxiques, et n'aurait pu emporter que 500kg en orbite géostationnaire.

De ce point de vue, le Bloc DM était donc largement préférable. Mais l'utilisation d'ergols stockables présentait quand même des avantages en termes de flexibilité et de temps de préparation des lancements, un critère cher aux yeux des militaires, premiers utilisateurs de Zenit.

Un argument est venu mettre fin au débat : la NPO Energuia ne sera pas capable de produire suffisamment de Bloc DM pour les besoins simultanés de Proton et de Zenit. L'affaire était donc réglée, et en 1982 Youzhnoïe avait démarré le développement du 11S851 [1]. Equipée de cet étage, Zenit prendra le nom 11K77V [14].

Mais quand le projet d'implanter Zenit en Australie voit le jour, en 1988, un problème se pose. Les Australiens ne veulent pas, en effet, d'un étage supérieur fonctionnant avec des ergols toxiques, extrêmement néfastes pour l'environnement. Le MOM décide donc dès 1989 d'abandonner le projet 11S851, et de le remplacer par le Bloc DM [1]. La NPO Energuia réussit finalement  à placer son étage supérieur ! Le lanceur Zenit, surmonté du Bloc DM, sera appelé Zenit-3.

Youzhnoïe poursuit quand même le développement du 11S851 sur fonds propres pendant quelques mois, mais le MOM lui ordonne de stopper les travaux avant la fin 1989 [1]. On notera qu'en 1991, Youzhnoïe s'est lancé avec le KB Saliout dans une étude visant à utiliser l'étage supérieur cryotechnique Chtorm (14S41) sur Zenit, ce qui lui permettrait de placer 2,6 tonnes en orbite géostationnaire. Mais finalement, le KB Saliout a préféré intégrer son Chtorm au lanceur Proton (il est devenu le KVRB, qui sera abandonné par la suite).

7. Les heures sombres

A la mi-1990, le bilan des cinq premières années d'exploitation du nouveau lanceur Zenit-2 est très bon. Malgré des ratés avec le second étage lors des deux premiers vols, une impressionnante série de douze succès consécutifs a ensuite été enregistrée.

De plus, pas moins de huit exemplaires du premier étage ont volé avec succès lors des deux tirs du lanceur super-lourd Energuia, en 1987 et 1988. Au total, ce sont donc vingt-deux moteurs RD-171 (ou RD-170) qui ont parfaitement fonctionné. Les difficiles années d'essais au sol ont donc fini par payer.

Le 4 octobre 1990, jour anniversaire de la mise sur orbite du premier satellite artificiel, devait intervenir le quinzième lancement de Zenit-2. Mais seulement trois secondes après le décollage, un dysfonctionnement du moteur RD-171 provoque la retombée du lanceur et, inévitablement, son explosion.

Fig. 14 : Explosion sur le pas de tir de Zenit-2, 4 octobre 1990.
Crédit : Vladimir ANTIPOV.

En conséquence, le pas de tir est très gravement endommagé. En fait, il ne sera jamais reconstruit, et seul le second pas de tir sera utilisé à l'avenir. Il faut près d'un an à Youzhnoïe pour apporter des mesures correctives afin d'éviter qu'un tel accident ne se reproduise.

Finalement, le 27 juillet 1991, un nouveau lanceur est prêt pour le départ, mais un incident annule le décollage in extremis, et le Zenit-2 doit être ramené à Dniepropetrovsk. Un mois plus tard, le 30 août, la seconde tentative de retour en vol se termine par un nouvel échec. Cette fois, c'est le moteur du deuxième étage qui est à l'origine de la défaillance.

L'Union soviétique est en train de vivre ses dernières heures, et l'industrie spatiale se porte de plus en plus mal. Les budgets sont de plus en plus diminués, et il semblerait que les moteurs produits sous maîtrise d'œuvre de la NPO Energomach au cours de l'année 1988 n'ont pas pu subir suffisamment d'essais au sol. Selon Boris GOUBANOV, le chef de projet « Energuia-Bourane » ce manque de rigueur pourrait être la cause profonde des deux échecs que vient de subir Zenit-2 [2].

Fig. 15 : Les restes du pas de tir n°2 de Baïkonour, détruit par l'explosion d'octobre 1990.
Crédit : Andreï KRASSILNIKOV.

L'avenir ne lui donne pas totalement tort, puisque le lancement suivant, réalisé en février 1992, se solde encore par un échec, une fois de plus à cause du deuxième étage. Suite à ces trois échecs d'affilée, il semblerait que l'avenir de Zenit-2 ait été fortement menacé. Si le prochain vol n'est pas réussi, c'est tout le programme qui pourrait être abandonné [10].

Heureusement, le tir de novembre 1992 est une réussite, et il met fin à la série noire. Mais entre temps, l'Union soviétique a cessé d'exister. Suite à la démission de Mikhaïl GORBATCHEV, les quinze Républiques socialistes retrouvent leur indépendance, ce qui conduit la Russie et l'Ukraine à devenir deux nations souveraines.

8. Ouverture à l'ouest

Comme Zenit-2 était principalement destinée à lancer des satellites militaires russes, ce nouveau paysage géopolitique change la donne. Les Russes préfèrent en effet conserver leur indépendance d'accès à l'Espace, et ils éviteront de confier leurs programmes stratégiques à un lanceur étranger. En conséquence, Zenit se retrouve sans rien à lancer, ou presque.

Tous les espoirs de Youzhnoïe pour poursuivre l'exploitation de son lanceur reposent désormais sur le projet australien du Cap York. Mais entre l'extrême instabilité politique et les échecs répétés de 1990-1992, les investisseurs perdent confiance, et le projet tombe à l'eau.

En juin 1993, Youzhnoïe signe un accord avec une société américaine appelée CSMC (Commercial Space Management Company, Inc.) qui souhaite exploiter les lanceurs Zenit et Energuia-M. Le document stipule que CSMC sera tenu d'acheter un minimum de deux Zenit par an, pour un coût unitaire de 35 à 45M$. Mais le projet est finalement abandonné.

Retour à la case départ donc : l'Ukraine se retrouve avec un lanceur lourd extrêmement performant et moderne, mais ne sait pas quoi lancer avec.

Fig. 16 : A Baïkonour, un lanceur Zenit-2 sort du MIK.
Crédit : DR.

La solution se présente d'elle-même, quand le consortium américain Globalstar vient frapper à la porte de Youzhnoïe. En ce début des années 1990, le spatial russe ressemble un peu au souk de Marrakech : de très nombreuses sociétés occidentales cherchent à profiter de la chute du régime communiste et tentent de monter des partenariats avec leurs homologues russes ou ukrainiens.

C'est ainsi que Lockheed Martin s'associe à Khrounitchev pour commercialiser le lanceur Proton, et que Aérospatiale s'associe au TsSKB-Progress pour mettre Soyouz sur le marché. Globalstar, qui veut mettre en orbite une constellation comptant pas moins de 52 petits satellites, cherche à diversifier ses partenaires pour assurer les nombreux lancements nécessaires à son projet.

Fin 1992, les Américains prennent donc contact avec Youzhnoïe. Au départ, ils envisagent d'utiliser des Tsiklone-3, mais il apparaît que Zenit-2 serait plus appropriée, car elle pourrait lancer des grappes de douze satellites simultanément ! En 1994, des représentants de Youzhnoïe se rendent chez Space Systems/Loral (SS/L), le constructeur des satellites Globalstar, pour étudier certaines questions techniques.

Lors de l'une de ces visites, à Palo Alto en Californie, les membres de la délégation ukrainienne sont invités, à leur grande surprise, à signer un contrat avec SS/L pour le lancement d'une grappe de douze satellites ! Le contrat est confirmé en mai 1995 lors d'une visite de SS/L chez Youzhnoïe, à Dniepropetrovsk. Cette fois, les Américains achètent trois lanceurs Zenit-2, afin de lancer 36 satellites.

Mais les choses tourneront mal : le premier des trois lancements a lieu en septembre 1998, et se termine par un terrible échec, provoquant la perte des douze satellites. Un mois plus tard, SS/L décide d'annuler les deux lancements suivants, et reporte ses satellites sur des lanceurs Soyouz et Delta-2.

Fig. 17 : Tout ce qui reste du premier Zenit-2 commercial...
Crédit : Novosti Kosmonavtiki.

Mais à ce moment, Youzhnoïe est déjà engagé dans une aventure bien plus prometteuse que le partenariat bilatéral avec SS/L.

9. Zenit prend le large...

Depuis la fin 1991, la RKK Energuia réfléchit à la possibilité de lancer des satellites depuis une plate-forme flottante située juste sur l'équateur. Un tel concept permettrait d'optimiser les performances du lanceur, et ainsi de concurrencer efficacement les Ariane européennes.

Dès 1993, Energuia monte un partenariat avec l'Américain Boeing et le Norvégien Kvaerner en vue d'étudier la faisabilité de ce projet. Côté américain, on envisage d'utiliser pour ce projet le lanceur russe Proton, ce qu'Energuia n'approuve pas car il est déjà impliqué dans le consortium ILS, mené avec Lockheed Martin.

Fig. 18 : Premier vol de Sea Launch, 28 mars 1999.
Crédit : Boeing.

A la place, Energuia propose d'employer le lanceur ukrainien Zenit, et son Bloc DM russe. Le KB Youzhnoïe est approché dans ce sens, et cela aboutira en février 1994 à la naissance du programme Sea Launch.

Le lanceur sera un Zenit-2 modifié, appelé Zenit-2S. Pour sa part, Energuia fournira une version adaptée de son étage supérieur appelée Bloc DM-SL. L'ensemble constitué du Zenit-2S et du Bloc DM-SL est appelé Zenit-3SL.

Le développement de la plate-forme et le montage économique du projet s'étalent sur pas moins de cinq années, et aboutissent à un premier vol de démonstration parfaitement réussi le 28 mars 1999.

L'échec Globalstar survenu à peine six mois plus tôt est maintenant oublié. Dès le mois d'octobre 1999, Sea Launch emporte son premier satellite commercial. Malheureusement, le tir suivant est un échec à cause d'un dysfonctionnement du deuxième étage.

Après ce revers suivront plusieurs années d'exploitation réussie. Seule la cadence des lancements est en dessous des attentes, avec un maximum de cinq missions annuelles atteint en 2006.

L'année suivante, lors du vingt-quatrième vol, le lanceur explose sur la plate-forme, qui est fortement endommagée mais peut encore naviguer.

Le consortium Sea Launch ne se remettra que lentement et difficilement de cet échec. Cinq vols sont réalisés en 2008 mais, malgré cela, l'année suivante est celle de la faillite. Sans le repêchage par la RKK Energuia - qui veut à tout prix maintenir sa production des Bloc DM - Sea Launch n'existerait plus.

Les lancements ont repris timidement fin 2011, trois autres sont au programme pour 2012. Même si le succès commercial de Sea Launch est limité, il aura permis au lanceur Zenit de survivre, car les lancements non commerciaux ont quasiment cessé à la fin des années 1990.

10. ...et revient à Baïkonour !

Avant même le premier tir Sea Launch, il apparaît que la capacité maximale de Zenit autorisée par le lancement depuis l'équateur ne sera pas systématiquement nécessaire. Certains petits satellites dont la masse est inférieure à 4 tonnes pourraient se contenter d'un lancement depuis Baïkonour, ce qui éviterait les complications liées à l'exploitation de la plate-forme océanique.

En 1999, Youzhnoïe et Energuia créent la société conjointe Space International Services (SIS), dont le rôle sera de mener à bien le projet qu'on appelle dorénavant Land Launch. Elle sera responsable du marketing du lanceur Zenit, qui subira une nouvelle modification pour ce programme.

Fig. 19 : Le premier Zenit-2SB en préparation dans le MIK à Baïkonour, 12 février 2008.
Crédit : Roscosmos.

Youzhnoïe va en effet conserver toutes les améliorations faites pour la version Zenit-2S de Sea Launch, mais en l'adaptant à des lancements depuis la terre ferme. Cette nouvelle variante sera appelée Zenit-2SB. Energuia, de son côté, crée une version Bloc DM-SLB de son étage supérieur. L'ensemble constitué du lanceur Zenit-2SB et de l'étage Bloc DM-SLB sera appelé Zenit-3SLB.

En décembre 2003, le Gouvernement russe lance le début des travaux de modernisation des infrastructures à Baïkonour en vue de l'arrivée de Zenit-2SB. En janvier 2004, SIS signe un accord avec Sea Launch qui permettra de partager la clientèle.

Fig. 20 : Igor ALEKSEÏEV, directeur de SIS, et Jim MASER, PDG de Sea Launch,
signent l'accord de coopération à Moscou, le 16 janvier 2004.
Crédit : Igor MARININE / Novosti Kosmonavtiki.

Il faudra attendre encore plusieurs années avant de voir le premier vol. En juin 2007, un lanceur Zenit-2 amélioré, appelé Zenit-2M, est lancé de Baïkonour avec un satellite militaire. Il est utilisé pour tester certaines des améliorations qui seront introduites sur la future version opérationnelle Zenit-2SB.

Le premier tir Land Launch intervient le 28 avril 2008. Land Launch ne devient pas un énorme succès commercial (aucun vol en 2010, un seul en 2011, etc.), mais il contribue à faire tourner les chaînes de production de Zenit à Dniepropetrovsk.

Parallèlement à cette exploitation commerciale, l'agence spatiale russe Roscosmos commence à inclure Zenit dans ses plans pour son programme spatial fédéral. Ainsi, en 2011, ce sont pas moins de trois charges utiles étatiques qui sont lancées par Zenit-2SB, parfois en utilisant l'étage supérieur Fregat à la place du Bloc DM-SLB.

Les lancements militaires ont complètement cessé, mais entre Sea Launch, Land Launch et les missions fédérales, Youzhnoïe parvient à maintenir en service ce qui est toujours le plus moderne des lanceurs de l'ex-Union soviétique.

Bibliographie

[1] KONIOUKHOV, S., Ракеты и Космические аппараты КБ Южное, édition 2004
[2] GOUBANOV, B., Триумф и трагедия "Энергии", Tome 3
[3] MAKAROV, A., Наземные испытания ракетно-космической техники, 2001
[4] TROFIMOV, V., Осуществление мечты, 2001, p. 50
[5] Ibid., p. 54
[6] Ibid., p. 63
[7] Ibid., p. 65
[8] Ibid., p. 71
[9] Ibid., p. 133
[10] ZAK, A., Baikonur: Zenit facilities, consulté le 18 décembre 2011
[11] ZAK, A., Zenit family, consulté le 18 décembre 2011
[12] Correspondance personnelle de l'auteur
[13] Message de Дмитрий В. sur le Forum de Novosti Kosmonavtiki
[14] Message de Вован sur le Forum de Novosti Kosmonavtiki
[15] ANDERSON, Ian, Soviet hardware bolsters plan for Australian launching site, New Scientist, 24 juin 1989


Dernière mise à jour : 16 novembre 2014