Yamal | Histoire

1. Nécessité de renouvellement

Au tout début des années 1990, l'Union soviétique vient de s'effondrer et le communisme cède la place à l'économie de marché. L'extraction et la fourniture du gaz naturel sont assurées par la société Gazprom, qui est déjà un immense empire industriel.

Fig. 1 : Logo du groupe russe Gazprom.

Elle possède une myriade d'infrastructures dispersées sur tout le territoire russe, et les communications entre tous ces points et la direction de la société à Moscou sont tributaires de deux satellites Gorizont que le gouvernement met à sa disposition. Seulement voilà, les difficultés économiques que connaît la toute nouvelle Fédération de Russie en ces temps troublés ne permettent pas à l'Etat d'assurer le renouvellement de la constellation Gorizont.

Devant l'importance de l'enjeu, les dirigeants de Gazprom décident de construire leurs propres satellites de télécommunications, de manière à ne plus dépendre des fluctuations des finances de l'Etat et des Forces armées.

Fig. 2 : Un satellite d'ancienne génération Gorizont.

De plus, il sera même possible de faire des bénéfices, puisque toute la capacité d'un satellite de télécommunications ne saurait être utilisée par la seule Gazprom. Ainsi, des canaux seront commercialisés, de la même manière que le fait déjà le GPKS, l'opérateur national.

En 1992, Gazprom s'associe à la RKK Energuia pour constituer la société mixte Gazkom, dont le but sera le développement, la mise à poste et l'exploitation d'une nouvelle génération de satellites. Ces engins sont baptisés Yamal, du nom d'une péninsule du district de Tioumen, près du Kazakhstan, où Gazprom projette d'installer de nouvelles infrastructures gazières.

Au mois de mai 1995, Gazkom commence à exploiter un réseau d'environ vingt stations terrestres, dénommé Yamal-0, qui fonctionne grâce à un satellite gouvernemental de type Gorizont.

Le projet de satellites Yamal est présenté au public au mois d'août 1995, à l'occasion du salon aérospatial MAKS-95. En 1996, le coût du projet est estimé à 390 milliards de roubles. Cette somme peut sembler élevée, mais elle représente en réalité la moitié de ce qu'aurait coûté un programme similaire réalisé en Occident.

Le principal problème identifié par Gazkom est la construction des transpondeurs qui équiperont les satellites Yamal. Car si la Russie possède une gigantesque expérience dans la construction de satellites, elle est néanmoins terriblement en retard dans les domaines de pointe que sont l'électronique et les technologies de télécommunications modernes.

De la même manière que le GPKS concurrent s'allie avec Alcatel et Toshiba pour ses satellites Ekspress, Gazkom signe le 8 février 1996 un contrat de partenariat avec la compagnie américaine Space Systems/Loral.

Les satellites Yamal devront assurer les services suivants :

     - téléphonie
     - fax
     - services de vidéoconférence
     - services Internet
     - télévision analogique
     - télévision numérique (standard DVB/MPEG-2)
     - transmission de données.

Le segment spatial sera composé de deux satellites Yamal-100 de première génération. A plus long terme, le programme prévoit la réutilisation de leur plate-forme, appelée plate-forme spatiale universelle (UKP, Универсальная космическая Платформа), pour construire les générations Yamal-200, Yamal-300 et Poliarnaïa Zvezda .

Le segment sol, quant à lui, comprendra un Centre de Contrôle des Vols (TsUP), un Centre de Contrôle des Communications (TsUS), un centre de retransmission et une centaine de stations de communications (ZS).

En janvier 1997, le Ministère des communications recommande d'inscrire le programme Yamal au Programme Spatial Fédéral (FKP).

2. La plate-forme universelle

Reste encore à développer l'UKP. Pour mener à bien sa conception, la RKK Energuia a dû faire appel à des savoir-faire qui remontent au début des années 1960.

A cette époque, le prestigieux bureau d'étude de KOROLIOV était chargé du développement des satellites Molnia-1. Mais ce programme a par la suite été transféré à la NPO PM de Krasnoïarsk, et depuis Energuia n'a plus jamais eu d'activité dans le domaine des télécommunications.

Fig. 3 : Les satellites Molnia-1 n'évoluaient même pas sur des orbites géostationnaires.

L'UKP est d'un concept tout à fait révolutionnaire en Russie. Elle est construite en accord avec tous les standards occidentaux et n'a rien à voir avec les autres satellites de télécommunications développés dans le pays.

Interrogé en décembre 2002 par le journal Novaïa Tekhnologuia, le patron d'Energuia, Youri SEMIONOV, ira même jusqu'à tenir les propos suivants :

Toutes les organisations [de l'industrie spatiale russe] continuent de construire des engins obsolètes qui ont été développés quinze ou vingt ans en arrière.

La principale cause de cette situation est le conservatisme, l'esprit de gaspillage et le manque de perspicacité de ceux qui sont responsables de ce secteur d'activité dans notre pays.

L'UKP, d'environ une tonne, peut fonctionner sur tout type d'orbite. Elle a une puissance de 2,2kW et une durée de vie de plus de douze ans. Pour les Yamal-100, c'est une motorisation de type électrique qui est retenue.

Pour satisfaire le strict cahier des charges, la RKK Energuia a dû construire et aménager une salle spéciale dans son grand Centre d'Assemblage et de Test (SITs) de Koroliov.

3. Premier tir, premier revers

Les satellites de première génération Yamal-100 seront donc construits sur la base d'une plate-forme UKP. L'un sera positionné au-dessus de l'Atlantique (19,5°W), l'autre au-dessus de l'océan Indien (75°E). Ces deux positions avaient été réservées auprès de l'Union Internationale des Télécommunications (UIT) dès le 5 janvier 1994.

Quelques mois plus tard, un accord avait été signé entre la RKK Energuia et le GKNPTs Khrounitchev pour la fourniture d'un lanceur Proton.

Lors du MAKS-95, le lancement des deux Yamal-100 est annoncé pour le début de l'année 1997; il sera réalisé au moyen d'une fusée Proton-K. Mais des problèmes techniques et financiers conduisent à de multiples reports. En décembre 1997, on apprend que le tir n'aura pas lieu avant septembre-octobre 1998. En juillet 1998, il est à nouveau repoussé au début 1999, puis, en octobre 1998, on ne l'attend plus avant mai 1999.

Un incident a fortement contribué à bousculer le calendrier. Le problème vient de la position 75°E, qui a déjà été réservée par la société Interspoutnik pour son satellite LMI 1. Très vite, le ton monte entre Gazkom et son concurrent.

Fig. 4 : Vue d'artiste du satellite LMI 1 en orbite.

La RKK Energuia en vient même jusqu'à menacer Interspoutnik de ne pas lui fournir d'étage supérieur Bloc DM pour le lancement de LMI 1. Mais finalement, un accord est conclu le 19 février 1999 : Gazkom s'incline et repense son programme pour trouver de nouvelles positions pour ses Yamal.

Le premier sera utilisé pour des services commerciaux, alors que le second sera réservé pour les besoins de Gazprom, ce qui constitue la raison d'être du programme.

Le 26 mai 1999, les deux Yamal-100 sont livrés au cosmodrome de Baïkonour. Le lancement est fixé au 12 août suivant, mais le 5 juillet 1999, un lanceur Proton-K est détruit en vol. Les tirs suivants sont reportés le temps que la commission d'enquête remette son rapport.

Fig. 5 : Les deux Yamal-100 au cosmodrome de Baïkonour.

Le lancement intervient finalement le 6 septembre 1999. Le lanceur Proton-K et le Bloc DM fonctionnent parfaitement. Yamal-102 est injecté avec succès sur son orbite géostationnaire. En revanche, Yamal-101 rencontre de graves difficultés.

Deux jours plus tard, Gazkom reconnait qu'il y a un problème et que le satellite est perdu. Il y a très peu de communications sur le sujet et l'affaire est vite étouffée. Yamal-102, qui rejoint sa position à 90°E le 1er novembre 1999, est dorénavant connu sous le simple nom de Yamal-100, histoire de faire oublier qu'il avait un frère jumeau.

Cet échec est un sérieux revers pour Gazkom, qui est contrainte à réduire ses ambitions sur le marché commercial.

4. La deuxième génération

En 1997, un an avant le lancement programmé des premiers Yamal, Gazkom lance déjà le développement de la génération suivante.

L'objectif du programme Yamal-200 est d'accroître la capacité de retransmission de la flotte après la mise en orbite des Yamal-100. Comme l'un de ces derniers n'entrera jamais en service opérationnel, l'importance des Yamal-200 est d'autant plus grande.

Ces satellites de deuxième génération ont été présentés pour la première fois au public à l'occasion du salon MAKS-97 qui s'est tenu à l'été 1997 sur la base aérienne de Zhoukovski.

A l'été 2000, Gazkom commande 24 satellites de type Yamal-200, avec pour objectif de mettre en place à partir de 2002 une véritable constellation. Mais cet ambitieux projet est rapidement abandonné, et lors du Salon du Bourget de l'été 2001, Gazkom annonce que seuls quatre Yamal-200 seront produits. En revanche, une troisième génération, dite Yamal-300, prendra la relève. D'ici là, deux Yamal-200 doivent être lancés en 2002, et deux autres en 2005.

Yamal-201 et Yamal-203 sont identiques, tout comme le sont Yamal-202 et Yamal-204. Cette fois, Gazkom a décidé de ne pas renouveler son partenariat avec Space Systems/Loral. Les répéteurs seront construits par Alcatel Space (France) et les antennes sont fournies par le Japonais NEC Toshiba.

Fig. 6 : Décollage des Yamal-200, le 24 novembre 2003.

Le programme prend plusieurs mois de retard et les délais ne peuvent pas être tenus. Finalement, les deux premiers satellites (201 et 202) sont mis en orbite par un lanceur Proton-K le 24 novembre 2003. Cette fois-ci, tout se passe à merveille et l'exploitation commerciale peut commencer véritablement.

Peu de temps après ce grand succès, Gazkom décide de ne pas construire les deux autre Yamal-200 (203 et 204). En revanche, en décembre 2003, un accord est conclu avec la société Interspoutnik, qui pourra louer une partie de la capacité des Yamal-200 à Boeing, afin de satisfaire aux besoins du programme Connection by Boeing.

Le coût total du programme Yamal-200 est estimé à environ 150M$.

5. Les Yamal-300

A l'occasion du salon MAKS-2005, Gazkom a annoncé la signature du contrat portant sur la commande de deux satellites de troisième génération : Yamal-300. Ils doivent être lancés à la fin de l'année 2007.

Des circonstances quelque peu étranges entourent la signature de ce contrat. Elle intervient en effet environ deux mois après que le directeur de Gazkom, Nikolaï SEVASTIANOV, ait été nommé directeur de la RKK Energuia, et que son frère Dmitri le remplace à la tête de Gazkom.

Fig. 7 : Dmitri SEVASTIANOV, le nouveau directeur de Gazkom.

Le 5 avril 2006, le conseil d'administration de Gazkom entérine la décision de construire ces satellites. Le financement nécessaire est estimé à 160M$, qui seront apportés par Gazprombank, l'un des actionnaires de Gazkom. C'est bien sûr la RKK Energuia qui construira les satellites. Il est même prévu que l'une des antennes de nouvelle génération soit testée sur la Station Spatiale Internationale avant d'être montée sur les Yamal-300.

Un an plus tard en revanche, en septembre 2007, on apprend que c'est le canadien MDA qui construira les antennes. La charge utile, elle, sera développée conjointement par NEC Toshiba Space Systems (Japon) et Tesat Spacecom (Allemagne).

En 2007, Gazkom annonce un retard dans le développement, qui reporte le lancement à 2008, puis à 2009. Fin 2008, Gazkom est rebaptisée Gazprom Space Systems, ou GKS.

Fig. 8 : Le logo de GKS.

Peu après, un conflit éclate en effet entre GKS et Energuia. Cette dernière veut revoir les termes du contrat, car elle considère maintenant que le coût est en réalité inférieur au prix de revient des deux satellites. GKS n'est pas d'accord, et reproche à Energuia de ne pas respecter les délais.

Les deux entreprises saisissent la justice russe. Selon GKS, Energuia a reçu tout le financement promis, à savoir une avance de 50% du coût total, mais elle a entamé la procédure visant à annuler le contrat. GKS accuse également Energuia de ne pas avoir respecté la procédure : le contrat a été approuvé par le conseil d'administration, mais pas par les actionnaires.

En novembre 2008, la Région de Moscou se pose en arbitre et donne raison à GKS. Mais chez Energuia, on rappelle que le contrat a été signé à une époque où les entreprises étaient dirigées par les deux frères SEVASTIANOV, et que le coût du projet avait été volontairement sous-évalué.

Fig. 9 : Schéma du satellite Yamal-301.

Quand Nikolaï SEVASTIANOV a été remplacé par Vitali LOPOTA à la tête d'Energuia, à l'été 2007, le coût réel aurait été révélé, et Energuia aurait alors demandé à GKS qu'il soit respecté.

En janvier 2009, Energuia annonce qu'elle ne procédera pas au lancement des Yamal-300 cette année, et qu'elle attend le dénouement du procès.

Mais comme GKS a absolument besoin d'augmenter sa capacité en orbite, elle commande en urgence à ISS Rechetniov (anciennement NPO PM) un satellite basé sur une plate-forme Ekspress-1000 et baptisé Yamal-300K. Il devait être lancé en 2010, mais il ne décolle finalement que le 2 novembre 2012.

6. Yamal-400 : le succès français

Dans sa grande politique expansionniste, Gazprom Space Systems projette de lancer des satellites bien au-delà des Yamal-300 et Yamal-300K.

Le partenariat avec RKK Energuia est maintenant bel et bien enterré, et l'époque où la société héritière de KOROLIOV se voyait attribuer des contrats d'office est révolue. C'est avec un appel d'offres à l'occidentale, ouvert à tous les participants, que commence le programme Yamal-400.

Ces deux nouveaux satellites seront positionnés à 55°E et 90°E et devront avoir une durée de vie d'au moins quinze ans. Trois entreprises répondent à l'appel d'offres. Il s'agit du constructeur russe ISS et des groupes européens EADS Astrium et Thales Alenia Space.

Et le 5 février 2009, on apprend de source officielle que c'est Thales Alenia Space qui est sélectionné. Les deux Yamal-400 seront donc construits à Cannes sur la base de plate-formes Spacebus 4000C3. C'est la première fois depuis Bonum-1 en 1998 qu'un satellite russe est développé à l'étranger.

Fig. 10 : Dmitri SEVASTIANOV, Reynald SEZNEC (PDG de Thales Alenia Space)
et Jean-Yves LE GALL (PDG d'Arianespace)
lors de la signature du contrat de lancement, Moscou, le 6 février 2009.

Le lendemain de cette annonce, Arianespace signe le contrat de lancement des Yamal-400. Les deux satellites seront embarqués à bord d'un lanceur Ariane 5 ECA au deuxième semestre 2011. C'est un immense succès pour l'industrie spatiale française, qui pénètre ainsi un marché russe jusque là presque totalement fermé.