Tselina | Histoire

1. Les premiers pas du Renseignement électromagnétique

Dès le début du programme spatial, Soviétiques et Américains ont perçu l'intérêt militaire que pouvaient apporter les satellites artificiels. Capables, contrairement aux moyens aériens, de survoler un pays adverse en toute impunité, ils permettent d'observer les activités militaires du monde entier, et ce aussi bien à l'aide de moyens optiques qu'électromagnétiques.

Les premiers satellites militaires américains (KH-1), lancés dès janvier 1959, étaient des satellites-espions uniquement capables de prendre des photographies. Les Soviétiques ne lancent leur premier satellite militaire, Zenit-2 (11F61), que trois ans plus tard, le 11 décembre 1961.

Toutefois, ce satellite est équipé, en plus de ses appareils photo, de l'instrument Koust-12 de détection électromagnétique, fourni par le TsNII-108. Le premier satellite américain de Renseignement d'Origine Electromagnétique (ROEM) est lancé le 21 février 1962 (SAMOS F2-1).

Fig. 1.1 : Le satellite Zenit-2. La flèche montre l'antenne du Koust-12.
Crédit : RKK Energuia.

Les SAMOS F, tout comme les Zenit-2, enregistrent leurs données sur des cassettes qu'ils doivent ramener sur Terre après seulement sept à dix jours d'observation. Ce système conduit à réaliser de très nombreux lancements pour avoir toujours un ou plusieurs satellites en orbite.

Les technologies de l'époque ne permettaient pas de transmettre des images par radio avec une qualité qui les rendaient exploitables mais, en revanche, les données électromagnétiques peuvent, par définition, être transmises au sol.

Dès le mois d'août 1960, le Ministère de la Défense (via son institut de recherche NII-4) avait confié à l'OKB-586 de Dniepropetrovsk, en Ukraine, le développement d'un démonstrateur de satellite de ROEM, appelé DS-K8, capable de transmettre ses informations par radio [1]. Le lancement est réalisé deux ans plus tard, le 18 août 1962.

Fig. 1.2 : Le démonstrateur DS-K8.
Crédit : KB Youzhnoïe.

En août 1961, le TsNII-108 commence le développement d'un système plus performant, le Koust-40, qui volera sur deux nouveaux démonstrateurs DS-K40 construits par l'OKB-586 [2], et dont les informations pourront être transmises au sol grâce au système Tral-K développé par l'OKB MEI [6].

Les lancements des deux DS-K40 ont lieu le 28 décembre 1965 et le 21 février 1966, mais sont des échecs. Toutefois, ce projet a permis à l'OKB-586 et au TsNII-108 d'accumuler de l'expérience dans le domaine du ROEM [6], et ils vont pouvoir la mettre à profit dans le cadre d'un programme de plus grande envergure.

2. Naissance des satellites Tselina

Dès 1963, l'OKB-586 et le TsNII-108 avaient en effet initié un projet, appelé Tselina (« terre vierge »), visant à développer les premiers satellites opérationnels de ROEM.

Le projet est officiellement lancé par un décret du Conseil des Ministres du 29 mai 1964 [7], qui confie la maîtrise d'œuvre des satellites à l'OKB-586, et le développement des systèmes de détection au TsNII-108 (le chef de projet est Moïsseï ZASLAVSKI).

Fig. 2.1 : Moïsseï Khaïmovitch ZASLAVSKI.
Crédit : TsNIRTI.

Le système Tselina comportera deux composantes [1] :

2.1. Des satellites à large fauchée Tselina-O (11F616).

Non orientables, les Tselina-O (Обзор) observeront une très grande surface. Ils pourront être mis sur orbite par des lanceurs légers Cosmos-3M (11K65M) de l'OKB-586. Le TsNII-108 fournit le système de détection Koust-41, dont le développement est placé sous la responsabilité de Stanislav RAKITINE [6].

Fig. 2.2 : Le satellite Tselina-O.
Crédit : KB Youzhnoïe.

2.2. Des satellites de précision Tselina-D (11F619).

Orientables, les Tselina-D (Деталь) seront capables de pointer sur les zones repérées par les satellites à large fauchée et d'en observer les détails. Plus lourds que les Tselina-O, ils devront être mis sur orbite par des lanceurs Tsiklone-3 (11K68).

Le TsNII-108 fournit le système de détection Brig, dont le chef de projet est Aïzik RAPOPORT [6]. Le système d'indication de la position V11, basé sur des capteurs stellaires, sera quant à lui fourni par le Département n°1 du NII-923 (futur MOKB Mars), qui utilisera des composants optiques fournis par l'usine ZOMZ [3].

Fig. 2.3 : Vue d'artiste d'un satellite Tselina-D en orbite.
Crédit : TsNIRTI.

De son côté, l'OKB MEI construira le système de télémétrie Tral-IK1 qui permettra d'envoyer les données vers la Terre [6]. Le TsNII-108 conçoit aussi, sous la direction de V.N. BAÏKOV, la station de réception Tselina-N pour commander les satellites et recevoir les données [2].

3. Lancement des premiers Tselina-O

Les Tselina-O étant les plus simples, notamment du fait qu'ils n'ont pas de système d'orientation, ils sont prêts les premiers. Alors que le premier exemplaire n'est pas encore lancé, les ingénieurs de l'OKB-586 trouvent une solution pour perfectionner leur système d'alimentation électrique, et ainsi doubler leur durée de vie. Avec cette modification, les Tselina-O deviennent les Tselina-OM (11F616M) [7].

Fig. 3.1 : Un satellite Tselina-OM.
Musée de l'Académie Mozhaïski. Crédit : Igor MARININE.

Le premier exemplaire décolle de Plesetsk le 26 juin 1967, mais le lancement est un échec. Il ne s'agit alors que du deuxième vol du lanceur Cosmos-3M, qui n'est donc pas encore qualifié.

L'OKB-586, qui n'a qu'une confiance limitée dans son lanceur, décide d'utiliser pour le deuxième vol un modèle d'essai de la première version du satellite, sans la modification qui double la durée de vie. Le lancement, réalisé le 30 octobre 1967, est un succès et permet de débuter les essais en vol [8]. Ceux-ci sont supervisés par une commission dirigée par le lieutenant-général Galaktion ALPAÏDZE, le commandant du cosmodrome de Plesetsk [4]. Un troisième tir est réalisé en janvier 1968, encore avec un modèle d'essai de la première version, et se déroule avec succès [1].

Fig. 3.2 : Le lieutenant-général Galaktion Elisseïevitch ALPAÏDZE.
Crédit : Северный космодром России.

Pour le vol suivant, le lanceur Cosmos-3M semble suffisamment mature, et l'OKB-586 décide de retenter sa chance avec un satellite Tselina-OM. Le lancement, le 30 octobre 1968, est un succès.

Après onze autres tirs, dont un échec, le sous-système de ROEM Tselina-OM est déclaré opérationnel par le décret du 26 mars 1972 [7]. A un certain moment de l'exploitation de ces satellites, le système Koust-41 est remplacé par une version modernisée Koust-41M [6].

Les lancements se poursuivent de façon régulière jusqu'en mars 1982, et le dernier satellite cesse de fonctionner fin 1984 [6]. Le 26 juin 1973, le programme est endeuillé par un grave accident survenu lors de la préparation d'un lancement, qui a conduit au décès de neuf personnes sur le cosmodrome de Plesetsk.

Fig. 3.3 : Une plaque commémorative près du pas de tir de Cosmos-3M,
en mémoire des neuf disparus de 1973.
Crédit : DR.

Trois des satellites Tselina-O ont reçu le nom de Tselina-OK et sont, d'après l'histoire officielle de l'OKB-586, une version modernisée [1]. On ne sait toutefois rien des modifications qu'ils comportent.

4. La mise en place des Tselina-D

Le premier exemplaire bon de vol du système stellaire V11 est livré par le NII-923 à Dniepropetrovsk au printemps 1970 [3]. Comme le développement du lanceur Tsiklone-3 a pris du retard, les premiers satellites seront mis sur orbite par des lanceurs Vostok-2M (8A92M) de l'OKB-1.

Le premier Tselina-D est lancé avec succès le 18 décembre 1970, mais il ne peut pas s'orienter correctement car de la poussière est rentrée dans le système V11, et le détecteur confond les grains de poussière avec des étoiles. Des mesures sont prises pour mieux protéger les satellites lors de leur préparation [3].

Un deuxième lancement est tenté le 7 avril 1971, et se déroule normalement. Le système d'orientation V11 est d'abord démarré en mode dit de contrôle, c'est-à-dire qu'il n'observe pas réellement les étoiles, mais des simulations d'étoiles générées par un système embarqué. Tout fonctionne correctement. Mais, quand le V11 passe en mode nominal, c'est-à-dire quand il commence à repérer réellement les étoiles, le phénomène observé lors du premier vol se reproduit. Ce problème apparaît à nouveau avec le troisième satellite, lancé le 1er mars 1972 [3].

Fig. 4.1 : Le système stellaire V11 du NII-923.
Musée du cosmodrome de Baïkonour. Crédit : DR.

Les équipes du NII-923 modifient le V11, qui devient le V11M, dont le premier exemplaire est livré à l'OKB-586 à l'automne 1972. Il est monté sur le quatrième satellite Tselina-D, qui décolle de Plesetsk le 28 décembre 1972. Cette fois, le système fonctionne correctement [3].

Mais le satellite suivant, lancé le 29 octobre 1973, a de nouveaux problèmes. Le V11M fonctionne normalement pendant deux jours, puis il perd progressivement sa capacité de détection des étoiles, jusqu'à devenir totalement aveugle au bout d'une semaine. Le NII-923 arrive à la conclusion que la peinture noire du capot de protection des objectifs s'est sublimée suite à son exposition à l'environnement spatial [3].

Le vol suivant, le 16 août 1974, rencontre lui aussi des problèmes techniques : des pics de tension apparaissent dans le système de télévision. Le problème est rapidement identifié : l'isolant (qui est fourni par une entreprise différente que celles des vols précédents) s'est dégradé suite à son exposition au vide [3].

Fig. 4.2 : Le lanceur Vostok-2M, utilisé pour les satellites Tselina-D.
Vu ici pour le lancement du 29 août 1991. Crédit : DR.

Une fois ce problème réglé, à partir du septième Tselina-D, les essais en vol se déroulent sans incident. Le système Tselina-D est officiellement déclaré opérationnel par un décret (n°676) du Conseil des Ministres daté du 20 août 1976 [7].

Le 18 mars 1980, le programme est à nouveau endeuillé suite à un accident à Plesetsk, pendant le remplissage d'un lanceur, qui provoque la mort de quarante-huit personnes.

A partir de 1981, les Tselina-D abandonnent progressivement le lanceur Vostok-2M, et sont mis sur orbite par des Tsiklone-3. Quatre à six lancements sont réalisés chaque année jusqu'en 1992.

5. La détection de radars

Au début des années 1980, les Tselina-D sont modifiés pour être spécifiquement dédiés à la détection de radars. La nouvelle version Tselina-R (11F619M) est équipée, en plus de son système Brig, du système 11V15 fourni par le NII Vektor de Saint-Pétersbourg [5].

Cet institut n'a jamais travaillé dans le spatial, et il reçoit l'aide des équipes de l'OKB-586 [7]. Cinq lancements sont réalisés entre 1986 et 1994.

6. Les satellites polyvalents Tselina-2

Dès le début des années 1970, alors que les Tselina-D n'étaient pas encore opérationnels, le Gouvernement soviétique demandait, par un décret (n°182) du 28 mars 1973, le début des travaux sur un nouveau type de satellites, appelés Tselina-2 (11F644), qui combineraient les capacités des Tselina-O et des Tselina-D [7].

Six ans plus tard, par un décret (n°114) du 22 avril 1979, la Commission Militaro-industrielle (VPK) lance le développement des Tselina-2 [3].

Fig. 6.1 : Le satellite Tselina-2.
Crédit : KB Youzhnoïe.

Comme pour ses prédécesseurs, le développement du nouveau satellite, est confié à l'OKB-586. Le NII-923 sera responsable du système stellaire de nouvelle génération V12 [3], et le TsNII-108 fournira le système de détection Korvett (toujours sous la direction de Moïsseï ZASLAVSKI) [5].

Les Tselina-2 seront plus volumineux que leurs prédécesseurs, et ils ne tiendront pas sous la coiffe du Tsiklone-3. Toutes les tentatives des équipes de conception pour réduire la taille du satellite sont sans résultat, et il va falloir utiliser la lanceur Zenit-2 (11K77), toujours en développement à l'époque, pour les mettre sur orbite. Ce lanceur étant considérablement plus puissant que le Tsiklone-3, cela autorise les ingénieurs à augmenter la masse du Tselina-2 [7].

Le développement du lanceur Zenit-2 prend du retard, et la Commission d'Etat pour le projet Tselina-2, dirigée par le lieutenant-général Hermann TITOV, recommande d'utiliser des lanceurs Proton-K (8K82K) munis d'étages supérieurs Bloc DM-2 (11S861) pour effectuer les premiers essais [7].

Fig. 6.2 : ZASLAVSKI (2ème en partant de la gauche) et des
ingénieurs du TsNII-108 et de l'OKB MEI rencontrent Hermann TITOV.
Crédit : DR.

Ainsi, les deux premiers Tselina-2 sont lancés par des Proton-K en décembre 1984 et en mai 1985. Tous les vols suivants seront réalisés avec des Zenit-2. Le système d'orientation V12 ne fait son premier vol qu'avec le sixième Tselina-2 [3].

Le système Tselina-2 sera déclaré opérationnel dès le mois de décembre 1988, c'est-à-dire après un seul vol du V12 [7]. A un certain moment de l'exploitation, un système modernisé V12M sera introduit [3]. Le dernier Tselina-2 décolle en juin 2007.

Fig. 6.3 : Lancement du dernier Tselina, le 29 juin 2007.
Crédit : Roscosmos.

Dans les années 1980, la plate-forme des Tselina-D est réutilisée pour les satellites Okean. Après la fin de l'exploitation des derniers Tselina, la Russie perd sa capacité de ROEM. L'entrée en exploitation des satellites de classe Lotos-S, dans les années 2010, permet de rétablir cette capacité.

Notes et bibliographie

[1] KONIOUKHOV, S., Ракеты и Космические аппараты КБ Южное
[2] LOBANOV, B., Разящим ударом, к 65-летию ФГУП «ЦНИРТИ им. академика А. И. Берга»
[3] SYROV, A., ФГУП "МОКБ "МАРС" - 50 лет в авиации, ракетостроении и космонавтике
[4] BACHLAKOV, A., Северный космодром России, tome 1
[5] ЦНИРТИ - 60 лет
[6] RAKITINE, S., Создание средств космического радиотехнического наблюдения, cf. [5]
[7] KONIOUKHOV, S., Призваны временем
[8] Selon [6], les essais n'ont commencé que le 20 janvier 1968, c'est à dire avec le deuxième satellite (Cosmos 200), ce qui laisse penser que le premier (Cosmos 189) n'a pas fonctionné correctement. Toutefois, selon [7], la mission de Cosmos 189 a été remplie conformément aux prévisions.


Dernière mise à jour : 21 mars 2016