R-1 | Histoire

1. Les fusées soviétiques après la Deuxième Guerre mondiale

Au cours des années 1930, plusieurs groupes d'ingénieurs soviétiques avaient travaillé sur le développement de fusées à ergols liquides. En 1944, pendant la Deuxième Guerre mondiale, ces groupes sont consolidés en deux organisations centralisées :

- le NII-1 le 29 mai 1944, dirigé par le major-général Piotr FIODOROV,
- l'OKB-RD le 27 juillet 1944, dirigé par Valentin GLOUCHKO et spécialisé dans les moteurs.

En août 1944, les troupes du 1er Front ukrainien, commandées par le maréchal Ivan KONIEV, prennent d'assaut le camp d'entraînement Heidelager des Waffen-SS, dans le cadre de l'offensive Lvov–Sandomierz. Après le bombardement de Peenemünde du 18 août 1943, le missile V2 était passé sous la responsabilité des Waffen-SS, qui avaient fait du camp Heidelager, situé près de Dębica, dans le sud-est de la Pologne, son site d'essais.

Sur ordre de Joseph STALINE, un groupe d'ingénieurs du NII-1, dirigé par FIODOROV en personne, arrive  à Dębica dès le 5 août 1944 [1]. Ils y trouvent plusieurs éléments du V2, comme une chambre de combustion, qui sont rapatriés à Moscou. Au NII-1, un groupe de spécialistes baptisé Rakieta est créé pour étudier ces fragments.

Fig. 1.1 : Des fragments de moteurs du V2 à Dębica.
Crédit : RKK Energuia.

Le 7 février 1945, FIODOROV part une nouvelle fois pour Dębica afin de récupérer de nouveaux éléments du V2 récemment découverts par les troupes soviétiques. Mais il trouve la mort avec le reste des passagers de son avion quand celui-ci s'écrase en Ukraine. Suite à cet accident, le lieutenant-général Yakov BIBIKOV prend la tête du NII-1.

Le 16 avril 1946, les Américains tirent de leur base de White Sands, au Nouveau Mexique, le premier des nombreux V2 qu'ils ont récupérés en Allemagne.

2. L'industrie des fusées se met en marche

Le 13 mai 1946, le Conseil des Ministres d'Union soviétique publie un décret (n°1017-419ss) qui pose les bases de la nouvelle organisation en matière de fusées.

Le point n°1 du décret créé au sein du Gouvernement un Comité Spécial des Techniques à Réaction chargé de superviser les activités relatives aux fusées, et le point n°5 fixe comme priorité « la reproduction, avec des moyens nationaux, d'une fusée du type du V2 ». Le document demande la création d'un polygone de tir, qui deviendra la base de Kapoustine Yar, et de l'institut NII-88, qui sera en charge de toutes les futures activités relatives aux fusées.

Fig. 2.1 : Joseph STALINE, vu ici en 1937.
Crédit : DR.

L'élément le plus complexe à mettre en œuvre sera bien entendu le moteur. Dès le 16 février 1946, Valentin GLOUCHKO avait rédigé un rapport pour indiquer que son modeste bureau d'études OKB-RD n'était pas dimensionné pour assurer la production des moteurs de la future fusée soviétique. Par décret du 3 juillet 1946, l'OKB-RD est déménagé à Khimki, près de Moscou, dans les locaux d'une ancienne usine, et il devient le bureau d'études OKB-456.

Le 9 août 1946, au NII-88, le décret n°83-K du Ministère de l'Armement nomme Sergueï KOROLIOV comme Constructeur principal de la fusée soviétique, dorénavant baptisée R-1 (8A11), ou « fusée n°1 » (Rakieta 1) [2]. Diodor GRIGOROV est nommé constructeur en chef de la R-1 [36].

Fig. 2.2 : Sergueï KOROLIOV, en novembre 1945.
Crédit : Yaroslav GOLOVANOV.

A Khimki, l'équipe de GLOUCHKO est à pied d'œuvre pour définir un équivalent du moteur du V2 construit entièrement avec la technologie soviétique. Le 31 mars 1947, l'ensemble de la documentation est terminée, et le premier moteur RD-100 (8D51) sort de l'usine n°456 à la fin 1947 [3].

Du 18 octobre au 13 novembre 1947, onze V2 pris aux Allemands sont tirés de la nouvelle base de Kapoustine Yar. Suite à cette campagne, un bilan est envoyé à STALINE le 28 novembre 1947. Il conclut qu'il est nécessaire pour l'Union soviétique de développer la fusée R-1 de 250 à 270km de portée, et recommande de terminer les dix premiers exemplaires avant le mois de mai 1948, c'est à dire dans un délai de six mois.

l'OKB-456 réalise la première mise à feu de son moteur RD-100 le 24 mai 1948 [3]. Mais la production des dix moteurs devant équiper le premier lot de R-1 est bloquée car l'usine RTI de Leningrad ne fournit pas dans les temps un certain nombre d'éléments à base de caoutchouc. Le 6 juillet 1948, GLOUCHKO demande l'autorisation à Ivan ZOUBOVITCH, l'adjoint du Comité n°2, de livrer au NII-88 des moteurs RD-100 équipés d'éléments en caoutchouc récupérés sur des moteurs allemands, et non fabriqués en Union soviétique [4].

On notera par ailleurs que, dans une lettre datée du 22 mars 1950 adressée au major-général SOKOLOV, commandant de la Direction de l'Artillerie (GAU), GLOUCHKO proposera de remplacer l'oxygène liquide par un ergol stockable. Cette proposition ne sera toutefois pas retenue [21].

3. La décision de reproduire le V2

Mais si l'industrie avance rapidement sur le projet R-1, la décision politique de construire un V2 soviétique tarde à venir. Les décideurs sont en effet partagés sur la question : vaut-il mieux reproduire le V2 avec des moyens nationaux, où plutôt développer directement une nouvelle fusée ?

Les réponses à cette question ne sont pas unanimes. Le V2, bien que technologiquement très avancé, s'est montré peu efficace du point de vue opérationnel, notamment du fait de sa faible précision et de sa portée limitée (270km). Gueorgui MALENKOV, le directeur du Comité Spécial des Techniques à Réaction, dira en 1947 :

Le V2 n'est pas ce que nous voulons. Nous l'avons amélioré, nous avons plus qu'atteint le niveau de Peenemünde de 1945, mais il reste une arme aveugle, à courte portée, et primitive. Qui pensez-vous que nous pouvons effrayer avec lui ? La Pologne ? La Turquie ? Mais nous n'allons pas effrayer la Pologne. Notre ennemi potentiel est à des milliers de kilomètres. Nous devons développer des fusées à longue portée [7].

Dmitri OUSTINOV, Ministre de l'Armement, a une opinion diamétralement opposée. Pour lui, il est nécessaire de permettre aux équipes techniques, qui viennent de secteurs différents, d'apprendre à travailler en collectif. D'autre part, ce projet mobilisera un nombre considérable d'usines et de bureaux d'études qui, sans cela, seraient probablement récupérés par un autre Ministère, notamment dans le cadre du programme d'arme nucléaire. Il faut ajouter à cela que le développement des technologies des fusées est une urgence pour l'Union soviétique. L'appropriation des avancées allemandes permettra de gagner deux ans par rapport à un développement ex nihilo [6].

Fig. 3.1 : Dmitri OUSTINOV.
Crédit : DR.

A la fin 1947, c'est STALINE lui-même qui tranchera, lors d'un entretien avec l'adjoint d'OUSTINOV, Sergueï VETOCHKINE. Alors que ce dernier présente les résultats des tirs de V2 au petit-père des peuples, ce dernier lui demande si l'Union soviétique est capable de produire une arme semblable au V2. VETOCHKINE répond qu'il est même possible de faire mieux. Mais STALINE répond :

Il n'est pas nécessaire de faire mieux. Construisez d'abord une fusée exactement comme les Allemands [8].

Joseph STALINE

La production de la R-1 est officiellement autorisée par un décret (n°1175-440) du 14 avril 1948. Les premiers tirs d'essais devront avoir lieu avant juillet 1948, soit dans un délai de trois mois. Ensuite, une version améliorée de la R-1, dotée d'un système de contrôle plus performant, devra débuter ses essais en septembre 1948 [14].

4. L'organisation pour les premiers tirs

En juillet 1948, neuf fusées R-1 vont donc être tirées en quelques semaines dans le cadre des premiers « essais d'usine ». L'objectif principal est de vérifier que la première fusée de longue portée fabriquée en Union soviétique a des performances au moins aussi bonnes que celles du V2 allemand. Les essais seront réalisés sous la supervision d'une Commission d'Etat, dirigée par Sergueï VETOCHKINE, dont les membres seront [9] :

- le général Andreï SOKOLOV (adjoint), commandant adjoint de la Direction Principale de l'Artillerie
- le général Vassili VOZNIOUK, commandant de Kapoustine Yar,
- Lev GONOR, directeur du NII-88,
- Sergueï KOROLIOV, Constructeur principal de la R-1 au NII-88,
- Sergueï VLADIMIRSKI, du Ministère des Télécommunications (MPSS),
- Vassili TRETIAKOV, du Ministère de l'industrie navale (MSP),
- A.I. EREMEÏEV, du Ministère de l'Industrie Aéronautique (MAP),
- I.I. MOURAVIEV, du Ministère de la Construction de Machines et d'Instruments (MMiP).

Fig. 4.1 : KOROLIOV et VETOCHKINE à Kapoustine Yar, en 1948.
Crédit : Ракеты и люди.

Les opérations de lancement sont menées à bien par la Brigade des Activités Spéciales (BON), créée en juin 1946 au sein de la Direction Principale de l'Artillerie (GAU) pour superviser les fusées. La BON est commandée par le major-général Aleksandr TVERETSKI.

Fig. 4.2 : VOZNIOUK, VETOCHKINE, KOROLIOV et (?)
dans leur wagon d'habitation, à Kapoustine Yar, en 1948.
Crédit : RGANTD.

Par ailleurs, la direction technique des essais sera assurée par les constructeurs généraux des bureaux d'études qui ont contribué au développement de la R-1 [9] :

- Sergueï KOROLIOV (NII-88), Constructeur principal de la R-1,
- Valentin GLOUCHKO (OKB-456), responsable du moteur RD-100,
- Vladimir BARMINE (GSKB SpetsMach), responsable du pas de tir,
- Mikhaïl RIAZANSKI (NII-885), responsable du système de guidage,
- Viktor KOUZNIETSOV (NII-10), responsable des gyroscopes,
- Nikolaï PILIOUGUINE (NII-885), responsable du système de contrôle,
- Mark LIKHNITSKI (NII-137), responsable de la charge explosive,
- Grigori DEGTIARENKO (NII-20), responsable de la télémétrie.

5. La première victime de la Conquête spatiale

La construction de la R-1 prend deux mois de retard, et la première fusée n'est livrée à Kapoustine Yar que début septembre 1948. La nouvelle base est encore très rudimentaire, et les équipes du NII-88 doivent dormir dans leur train, faute de bâtiments pour les accueillir [9]. Un premier essai d'allumage statique est réalisé le 11 septembre 1948 sur un banc d'essai spécialement aménagé.

Le 13 septembre 1948, la première R-1 est installée sur le pas de tir. Le système de redressement a été muni d'une petite plate-forme qui permet aux techniciens d'accéder au compartiment des instruments, située sous l'ogive. Cette plate-forme a été ajoutée suite au retour d'expérience des V2 allemands, dont la préparation sur le pas de tir avait été jugée peu pratique [9].

Fig. 5.1 : L'une des premières fusées R-1 est installée sur le pas de tir, en 1948.
Crédit : RGANTD.

Peu après le redressement de la fusée, il est nécessaire d'aller réaliser une manipulation dans le compartiment des instruments. Le technicien en charge de cette opération refuse de monter sur la nouvelle plate-forme, et le capitaine Pavel Efimovitch KISSELIOV se porte volontaire pour y aller à sa place [10]. Une fois sur la plate-forme, il saute à plusieurs reprises pour tester sa solidité.

Mais la plate-forme ne résiste pas, et le capitaine KISSELIOV fait une chute de douze mètres [11]. Il est emmené à l'hôpital de Kapoustine Yar, mais succombe à ses blessures le lendemain, soit le 14 septembre 1948 [9][10]. Il peut être considéré comme la toute première victime de l'Histoire de la Conquête spatiale. Sa fille naîtra six jours plus tard, le 22 septembre 1948 [10].

Fig. 5.2 : Pavel KISSELIOV dans les années 1940
Crédit : I. KISSELIOVA, via Christian LARDIER.

L'accident se produit sous les yeux de tous les membres de l'équipe de préparation de la R-1. Sergueï KOROLIOV lui-même en sera très choqué. Le 30 septembre 1948, il écrit à sa femme Nina [12] :

Le 13 septembre, notre cher ami et camarade de combat Pavel Efimovitch KISSELIOV est mort tragiquement. Il était l'un des principaux membres de l'équipe d'essai. L'accident est arrivé le 13, et il est mort sans s'être réveillé le 14 à 14h00.

Une terrible succession d'événements a conduit à sa mort. Son courage et son amour ardent pour le travail qui lui a été confié l'ont poussé vers la mort. Mais cela étant dit, nous les ingénieurs, et moi en tant que superviseur, porte une lourde responsabilité pour cet accident.

Officiellement, ils disent que c'est à lui qu'incombe la faute. Mais je prend cela très mal personnellement je n'arrive pas à me pardonner le fait que, peut-être, j'ai oublié quelque chose, et que j'aurais dû être plus attentif. Durant les vingt-quatre heures durant lesquelles il s'est battu contre la mort, nous tous n'avions qu'un seul espoir, celui qu'il reste en vie.

Le 14, à minuit, je n'ai pas pu résister et je me suis endormi, et soudainement quelque chose m'a réveillé. J'ai sauté du lit, il était exactement 14h00. A ce moment, il est mort. Il semble que j'ai passé tellement de temps à espérer si fort, à prier le destin ou une quelconque divinité pour qu'il reste en vie, et maintenant tout est fini pour de bon.

Cette situation est d'autant plus tragique que, cinq jours plus tard, sa fille est née. Nous avons enterré ce cher Pavel, et le jour suivant nous sommes retournés au travail. Le travail pour lequel il a donné sa vie.

Sergueï KOROLIOV
Traduction Nicolas PILLET

6. Le premier tir de la R-1

Suite au succès de l'essai statique du 11 septembre 1948, et malgré l'accident du 13 septembre, la première tentative de lancement de la R-1 (l'exemplaire n°4) est réalisée le 14 septembre 1948. Mais cette tentative échoue, car le système d'allumage, qui consiste à brûler une petite quantité d'ergols, provoque une explosion qui entraîne l'annulation de la séquence d'allumage [9].

Une deuxième tentative de lancement est réalisée dans la journée après remplacement de l'allumeur, mais le même phénomène se produit. Cette fois, il faut complètement vidanger les ergols avant de retenter un lancement, afin de pouvoir réaliser des tests électriques en toute sécurité. La prochaine tentative ne pourra avoir lieu que dans trois jours [9].

Le 17 septembre 1948, la R-1 est prête pour sa troisième tentative. Un ingénieur du NII-885, Nikolaï LAKOUZO, a l'idée de bloquer manuellement le relais qui commande l'abandon de la séquence de lancement. Il démonte les panneaux arrière du pupitre de commande, et maintient le relais en position durant la chronologie. Grâce à cela, la fusée peut en effet décoller [9].

Fig. 6.1 : Nikolaï Mikhaïlovitch LAKOUZO (1917-1986).
Crédit : Oleg BAKLANOV.

Mais LAKOUZO n'a inhibé que l'ordre de blocage de la chambre de combustion principale, et pas celui qui contrôle l'alimentation électrique des ailerons. Ainsi, ceux-ci reçoivent l'ordre de blocage consécutif aux problèmes récurrents lors de l'allumage, et la R-1 décolle sans possibilité de se diriger [9]. En quittant le sol, elle s'incline à 50°46'. Elle atteint l'altitude maximale de 1100m (à H0+25") et vole pendant 40", parcourant un trajet de 11800m, puis s'écrase à 9130m du pas de tir [13].

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Vidéo 1 : Premier tir de la R-1, le 17 septembre 1948.
Crédit : Заводские испытания ракеты Р-1 первой серии.

Lors du décollage, un câble s'est bien déconnecté de la fusée, mais en tombant il s'est accroché à elle. Par conséquent, la R-1 en décollant a emmené le pas de tir avec elle, et l'a traîné sur 19m [13]. Cet incident fera dire au constructeur du moteur RD-100 [9] :

Je ne savais pas que mon moteur pouvait faire décoller aussi les pas de tir !

Valentin GLOUCHKO
Traduction Nicolas PILLET

7. Un succès et beaucoup d'échecs

Le deuxième tir de la R-1 est prévu pour le 25 septembre 1948, soit huit jours seulement après l'échec du premier lancement. La fusée n°3 est installée sur le pas de tir de Kapoustine Yar, mais le moteur RD-100 refuse de s'allumer. Il s'avère que la vanne d'alimentation en oxygène liquide a gelé, et ne peut donc pas manœuvrer [9].

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Vidéo 2 : Tentative ratée de lancement de la R-1 n°3, le 25 septembre 1948.
Crédit : Заводские испытания ракеты Р-1 первой серии.

La fusée R-1 n°8 est mise en place sur le pas de tir en vue d'un lancement le 27 septembre 1948, mais elle ne décolle, cette fois à cause d'un mauvais contact dans le système de commande [13].

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Vidéo 3 : Tentative ratée de lancement de la R-1 n°8, le 27 septembre 1948.
Crédit : Заводские испытания ракеты Р-1 первой серии.

L'exemplaire n°1 est alors préparé, et il est lancé le 10 octobre 1948. Cette fois, pour la première fois, le tir est un succès. La fusée, non seulement parvient à décoller, mais elle atteint sa cible avec la précision requise par les spécifications, à savoir un carré de 20km x 20km.

Ce premier vol entièrement réussi sera aussi le dernier. Sept autres fusées R-1 sont en effet lancées jusqu'au 5 novembre 1948, dans le cadre de la première campagne d'essais en vol. Toutes parviennent à décoller et à voler sur environ 270km, mais aucune n'atteint le fameux carré.

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Vidéo 4 : Lancement de la R-1 n°1, le 10 octobre 1948.
Crédit : Заводские испытания ракеты Р-1 первой серии.

Suite à cette campagne, le 8 janvier 1949, Lev GONOR (directeur du NII-88) et Ivan OUTKINE (représentant du Parti communiste au NII-88) écrivent à STALINE pour lui rendre compte des essais. Ils notent les « résultats satisfaisants » des premiers tirs de la R-1, mais regrettent la lenteur de son développement. Le premier tir a en effet eu lieu avec deux mois de retard, et les essais de la deuxième version de la R-1 n'ont même pas encore commencé.

La réponse arrive un mois plus tard, le 13 février 1949, via un décret (n°647-254) du Conseil des Ministres. Celui-ci constate les résultats mitigés de la R-1 et souligne qu'elle ne répond pas entièrement à la demande faite par le décret du 14 avril 1948, car elle n'est pas construite exclusivement avec des éléments soviétiques. En effet, des éléments en caoutchouc, des lampes, des redresseurs et des flexibles n'ont pas pu être produits par les usines soviétiques, et ont été prélevés sur les V2 ramenés d'Allemagne. Le document, signé par STALINE, pointe également du doigt la mauvaise qualité de certains des composants soviétiques.

Il demande donc à chacun des Ministères concernés de fournir au NII-88 des composants fabriqués exclusivement en Union soviétique. L'échéance pour le début des essais est fixée à avril 1949, soit dans un délai de deux mois après la publication du décret.

8. Une R-1 mise à feu à quinze kilomètres de la Place rouge

A l'origine, il était prévu de tester la deuxième version de la R-1 à la toute nouvelle Filiale n°2 du NII-88, un centre d'essais construit près du village de Novostroïka (aujourd'hui Peresviett), à une centaine de kilomètres de Moscou. Mais la construction prend du retard, et la Filiale n°2 ne sera pas prête avant décembre 1949 [17].

Afin de respecter l'échéance imposée par STALINE, Leonid VOSKRESSENSKI, l'un des adjoints de KOROLIOV au NII-88, propose de tester la R-1 dans la forêt près du NII-88, c'est à dire à environ 15km du centre de Moscou ! Le moteur RD-100 serait amené jusqu'à sa poussée préliminaire et serait stoppé avant d'atteindre la poussée principale. Ainsi, la fusée ne décollera pas et ne présentera donc pas de danger pour les populations, et les équipes du NII-88 pourront vérifier que le phénomène de micro-explosions lors de l'allumage, qui avait causé tant de problèmes à la première version de la R-1, est bel et bien résolu [17].

Fig. 8.1 : KOROLIOV et son adjoint VOSKRESSENSKI à Kapoustine Yar.
Crédit : RGANTD.

Au NII-88, l'idée d'allumer le moteur d'un missile balistique à deux heures de marche de la Place rouge est reçue avec peu d'enthousiasme. Mais VOSKRESSENSKI finit par convaincre Lev GONOR, en avançant l'argument que les vannes d'alimentation en ergols seront bridées, et qu'il sera donc physiquement impossible que la fusée quitte le sol [17].

Sous la direction de VOSKRESSENSKI, les équipes du NII-88 installent un pas de tir rudimentaire derrière leur bureau d'études et, un certain dimanche d'avril 1949, ils réalisent une répétition générale. Finalement ce jour là, bien que ce n'était pas prévu, ils décident de procéder à l'allumage du moteur. Ils souhaitent en effet l'amener jusqu'au niveau de poussée où les micro-explosions apparaissaient sur la première version de la R-1 [17].

Le moteur RD-100 est donc allumé, et il fonctionne correctement. A ceci près qu'il refuse de s'arrêter. Il finit par atteindre son niveau de poussée préliminaire, et les flammes qui s'en échappent mettent le feu à la végétation alentour. Les pompiers interviennent, et arrosent le pas de tir avec leur lance à incendie. En effet, si celui-ci ne supporte pas la chaleur, la fusée tombera et explosera. Finalement, au bout de dix minutes, les ergols s'épuisent, et le moteur s'arrête de lui-même [17].

En 1949, l'organisme gouvernemental qui supervise le développement des fusées est le Comité n°2, créé deux ans plus tôt par STALINE. Ivan ZOUBOVITCH, le président adjoint de ce Comité, est présent au NII-88 le jour de l'essai raté, ainsi que d'autres officiels. Lev GONOR, le directeur du NII-88, annonce à ses collègues :

Demain, j'enverrai à ZOUBOVITCH une copie de mes directives avec des réprimandes sévères pour le non-respect des procédures de sécurité, pour la violation non autorisée du programme d'essai, et pour l'absence de moyen de secours pour arrêter le moteur. Mais c'est une mesure de précaution. Ivan Guerassimovitch [ZOUBOVITCH] va essayer de faire en sorte que nous ne soyons pas inquiétés par les enquêteurs.

Lev GONOR
cité par Boris TCHERTOK [17]
Traduction Nicolas PILLET

Etant donné ses résultats plus que mitigés, l'expérience ne sera plus jamais tentée. La seconde version de la R-1 ne pouvant pas attendre la fin de la construction du site de Novostroïka, elle sera testée directement en vol, depuis Kapoustine Yar.

9. La version R-1A pour préparer la R-2

Avant de procéder aux essais de la deuxième version de la R-1, des exemplaires de la première version vont être utilisés pour tester la séparation de la partie haute. Cette technique sera en effet utilisée sur la future fusée soviétique, la R-2, qui est déjà en développement au NII-88 [15]. Cette version, appelée R-1A, est lancée à quatre reprises en mai 1949.

Par ailleurs, l'Institut de Géophysique de l'Académie des Sciences d'URSS (GueoFIAN) profite de cette occasion pour réaliser des mesures à l'aide de l'instrument FIAR-1. La version équipée de ce container est lancée à deux reprises en mai 1949 selon des trajectoires verticales, ce qui lui vaudra d'être baptisée V-1A [15].

Date Version Heure Portée théorique Portée réelle
7 mai 1949 R-1A 06h12 210km 200km
10 mai 1949 R-1A 18h57 210km 279,6km
15 mai 1949 R-1A 05h48 210km 210km
17 mai 1949 R-1A 00h55 210km 320km
24 mai 1949 V-1A 04h40 22km 32,9km
28 mai 1949 V-1A 04h50 22km 31,9km
Tableau 9.1 : Liste des vols de la R-1A [31].

Elle est équipée de deux containers FIAR-1, situés au niveau des ailerons, qui se séparent afin que leurs mesures ne soient pas affectées par les gaz d'échappement du moteur RD-100. A l'Académie des Sciences, ces études sont sous la supervision d'Anatoli BLAGONRAVOV [16].

10. La deuxième version de la R-1

Après neuf vols lors de la campagne d'essais de septembre-octobre 1948, quatre vols de la R-1A et deux vols de la V-1A en mai 1959, le NII-88 se concentre désormais sur la seconde version de la R-1, qui sera dotée d'un système de contrôle amélioré fourni par PILIOUGUINE.

STALINE avait fixé l'échéance pour le début des essais à avril 1949, mais de nouveaux retards le forcent à repousser cette échéance à août-septembre 1949, via un décret publié le 24 juillet 1949 (n°3181-1324). Pas moins de vingt-deux fusées sont construites pour la campagne d'essais, ce qui met le NII-88 sous tension car il n'avait jamais rien produit en aussi grande série [17].

La composition de la Commission d'Etat, toujours dirigée par Sergueï VETOCHKINE, est inchangée par rapport à celle des essais de la première version.

Le premier tir de la R-1 modernisée est réalisé avec succès le 10 septembre 1949. Vingt autres essais ont lieu durant les six semaines suivantes, et tous sont des succès sauf les tirs du 20 septembre 1949 et du 14 octobre 1949 (dans ce dernier cas, la fusée est détruite pendant le remplissage) [13].

La vingt-deuxième fusée R-1 modernisée (numérotée 24) est utilisée pour qualifier le banc d'essai du nouveau site de Novostroïka. Le tir statique a lieu le 18 décembre 1949 à 20h52 (locale), et le moteur RD-100 fonctionne sur le banc d'essai IS-101 pendant 53,75" sans incident [18].

Fig. 10.1 : Premier essai statique de la R-1 au NII-229, le 18 décembre 1949.
Crédit : NITs RKP.

Un deuxième essai, tout aussi concluant, est conduit le 31 décembre 1949 [18].

Fig. 10.2 : Deuxième essai statique de la R-1 au NII-229, le 31 décembre 1949.
Crédit : NITs RKP.

11. La R-1 en service opérationnel

Après cette campagne prometteuse se pose la question de la nécessité ou non de conduire de nouveaux essais. Le 25 février 1950, une réunion se tient à Moscou entre des représentants du centre de Kapoustine Yar et de la 4ème Direction de la Direction Principale de l'Artillerie (GAU), qui sera l'exploitant de la R-1 lorsqu'elle sera opérationnelle.

La campagne d'essai de septembre-octobre 1949 a montré que les micro-explosions dans le moteur RD-100 lors de son démarrage sont toujours présentes. Les batteries BB-1 et BB-2 n'ont jamais été testées en conditions hivernales, l'intégrateur IG-1 n'a fonctionné correctement lors d'aucun des tirs d'essai, et la fusée n'a jamais été testée la nuit. Pour ces raisons, et d'autres encore, le Maréchal Principal d'Artillerie Nikolaï VORONOV conclut qu'il est nécessaire de procéder aux essais dits « d'Etat ».

Je considère qu'il est essentiel que le missile soit soumis aux essais d'État avant qu'il ne soit mis en service.

Maréchal Nikolaï VORONOV
Traduction Nicolas PILLET

Toutefois, il semble que les conclusions de VORONOV n'aient pas été suivies. En effet, la R-1 est officiellement acceptée en service opérationnel via un décret (n°4730-2047) signé par STALINE le 25 novembre 1950, mais elle n'a pas volé une seule fois depuis la fin de sa campagne d'essais d'octobre 1949.

Ainsi, plus de cinq ans après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, l'Union soviétique dispose dans son arsenal d'un missile balistique à long rayon d'action, ou BRDD (Баллистическая ракета дальнего действия). La fusée R-1 reçoit la désignation 8A11 au sein des Forces armées.

Fig. 11.1 : Le décret du 25 novembre 1950 est exposé
au Musée Mémorial de la Cosmonautique de Moscou.
Crédit : Nicolas PILLET.

Malgré l'absence de tirs d'essais supplémentaires, des essais du moteur RD-100 sont menés à l'OKB-456 dans le but d'éradiquer les micro-explosions observées lors du démarrage du moteur. Dans un courrier daté du 23 mars 1950, GLOUCHKO notait que des progrès avaient été faits, mais que la résolution complète du problème nécessitait d'autres essais au banc du RD-100 [22].

Les fusées R-1 seront mises en œuvre par plusieurs Brigades des Activités Spéciales (BON). Celles-ci n'appartiennent pas à une arme en particulier, mais dépendent des Réserves du Commandement Suprême des Forces armées d'Union soviétique (RVGK). Une première BON avait été créée en 1946, et placée sous la direction du major-général TVERETSKI.

Le 20 décembre 1950, suite à la mise en service opérationnel de la R-1, une seconde BON est créée. Elle est baptisée 23ème BON, et elle est formée à partir du personnel de la 4ème batterie de la première BON qui, au passage, est rebaptisée 22ème BON. Mikhaïl GRIGORIEV, un jeune colonel de trente-trois ans, est placé à sa tête.

Fig. 11.2 : Mikhaïl Grigorievitch GRIGORIEV, alors lieutenant-colonel, en 1945.
Crédit : Григорьев, повесть о ракетчике.

La 23ème BON est principalement constituée de trois divisions de feu et d'une division technique. Chaque division de feu est constituée de deux batteries de tir et d'une batterie de contrôle. Chaque batterie de tir est elle-même constituée d'une section de remplissage, d'une section électrique, d'une section moteur et d'une section de tir [26].

La 22ème BON reste basée à Kapoustine Yar, mais la 23ème BON déménage à Kamychine, dans la Région de Stalingrad, où elle devient opérationnelle le 8 février 1951. Les personnels de Kamychine réalisent leur premier tir de R-1 depuis Kapoustine Yar le 21 décembre 1951 [26].

Quelques semaines plus tôt, le 19 septembre 1951, le Conseil des Ministres demandait, via un décret (n°3540-1647), la création de quatre nouvelles brigades de R-1 à Medved, dans la Région de Novgorod, à Krementchoug, dans le centre de l'Ukraine, à Kalouga, près de Moscou, et à Lepiel, en Biélorussie.

Fig. 11.3 : Emplacement des bases de R-1 prévus par le décret de septembre 1951.
Crédit : Nicolas PILLET.

Comme on le voit sur la carte de la figure 11.3, le forces de R-1 seront massées dans la partie occidentale de l'Union soviétique, afin de faire face à une éventuelle attaque terrestre des forces de l'OTAN. Le 14 décembre 1951, un ordre de l'Etat-major répercute le décret de septembre et ordonne la création de deux nouvelles brigades [27] :

- la 54ème BON, formée entre février et mai 1952, est placée brièvement sous les ordres du colonel Tikhon NIEBOZHENKO mais, dès le 13 mai 1952, elle passe sous le commandement du major-général Piotr KOLESNIKOV [28]. Elle reste stationnée à Kapoustine Yar, ce qui permet à la 22ème BON d'aller s'installer à Medved en octobre 1952 [28].

- la 56ème BON, stationnée à Krementchoug à partir de novembre 1952, sous les ordres du colonel NIEBOZHENKO [28].

Fig. 11.4 : Piotr KOLESNIKOV et Tikhon NIEBOZHENKO.
Crédit : Ракетный щит отечества.

L'Etat-major, via une directive publiée le 26 février 1953 [27], créé deux nouvelles brigades de R-1 : les 77ème et 80ème Brigades du Génie. Elles sont stationnées à partir d'octobre 1953 à Bielokorovitchi en Ukraine, dans la Région de Jitomir (qui se trouve être la ville natale de KOROLIOV). Ces deux nouvelles brigades sont commandées respectivement par les colonels Maksim CHOUBNYI et Mark TCHOUMAK [28].

Avec maintenant six brigades de R-1, le décret de septembre 1951 est appliqué. On ne sait pas, toutefois, pourquoi les deux dernières brigades ont été envoyées en Ukraine et non pas à Lepiel et à Kalouga, comme le décret le demandait.

Une septième et dernière brigade de R-1, la 233ème Brigade du Génie, est créée en juillet 1954 et stationnée à Klintsy, près de Briansk. Elle est placée sous les ordres du colonel Alekseï DIDYK [28].

Fig. 11.5 : Les colonels Maksim CHOUBNYI, Mark TCHOUMAK et Alekseï DIDYK.
Crédit : Ракетный щит отечества.

Fig. 11.6 : Répartition des sept brigades de R-1 en 1954.
Crédit : Nicolas PILLET.

12. Démarrage de la production en série

Sept unités équipées de fusées R-1, cela signifie que l'industrie va devoir les produire en grande série. Le NII-88, qui est avant tout un centre de recherche et de développement, n'a pas les capacités pour une production à aussi grande échelle. Le décret du 25 novembre 1950 demandait au Ministère de l'Armement de commencer, avant la fin de l'année, l'installation dans l'Oural d'une usine de production en série de la R-1. L'idée est d'adapter l'usine n°66 de Zlatooust, qui produit des armes à feu, pour en faire une chaîne d'assemblage de la R-1 [19].

Mais en cette année 1950, les relations entre l'OTAN nouvellement créée et l'Union soviétique sont au plus bas, et le blocus de Berlin est à peine terminé. Transformer l'usine de Zlatooust en usine de fusées prendrait trop de temps, et il faut une solution plus rapide. Au Ministère de l'Armement, une commission est spécialement créée pour choisir un site. Cette commission est dirigée par Dmitri OUSTINOV, Ministre de l'Armement, en personne et elle inclut, sur demande de KOROLIOV, Vassili BOUDNIK, du Bureau d'Etudes Expérimental n°1 (OKB-1), récemment créé au sein du NII-88 [19].

Fig. 12.1 : Sergueï KOROLIOV et Vassili BOUDNIK, en 1945.
Crédit : DR.

La commission visite l'usine de Zlatooust, une usine d'automobiles à Dniepropetrovsk, en Ukraine, et une autre à Kiev. Nikita KHROUCHTCHEV, qui n'était pas encore Premier secrétaire du Parti communiste, s'oppose à ce dernier choix, car il ne veut pas faire de la capitale de l'Ukraine une ville fermée [19].

Le choix, approuvé par STALINE, se porte donc sur l'Usine d'Automobiles de Dniepropetrovsk, ou DAZ, qui produit des véhicules amphibies pour l'armée [19].

Le 9 mai 1951, le Conseil des Ministres publie un décret (n°1528-768) qui transfère officiellement la DAZ sous la responsabilité du Ministère de l'Armement, et qui la transforme en « Usine de Construction de Machines de Dniepropetrovsk n°586 ». Le lendemain, c'est à dire le 10 mai 1951, OUSTINOV signe l'ordre n°312 qui place l'usine n°586 sous les ordres de la 7ème Direction Principale du Ministère de l'Armement, celle qui gère les fusées. Gueorgui GRIGORIEV, l'ancien directeur de la DAZ, est placé à la tête de la nouvelle usine, mais il est rapidement remplacé par BOUDNIK [19], qui sera lui-même succédé en 1952 par Leonid SMIRNOV.

Fig. 12.2 : Leonid Vassilievitch SMIRNOV.
Crédit : DR.

Le Conseil des Ministres définit les objectifs de production de l'usine 586 via un décret (n°1852-885) publié dès le 1er juin 1951. L'usine devra produire pas moins de 230 missiles R-1 en 1952, et 700 en 1953. A partir de 1954, elle devra être en mesure d'en sortir 2500 de ses chaînes d'assemblage chaque année !

La production des moteurs RD-100 est elle aussi transférée de l'OKB-456 de GLOUCHKO à l'usine 586 de BOUDNIK. En revanche, la production en série du système de contrôle, développé par le NII-885 de PILIOUGUINE, sera assurée par l'usine ElektroInstroumient de Kharkov, également en Ukraine. Cette décision est entérinée par un décret (n°3539-1646) publié le 21 septembre 1951. L'usine est transférée sous la responsabilité du Ministère de l'Industrie des Télécommunications (MPSS), et elle est rebaptisée « usine n°897 », ou « usine Kommounar » [20].

Par ailleurs, il apparaît rapidement que de nombreux problèmes techniques doivent être réglés sur place, à Kharkov. Afin de simplifier la résolution de ces problèmes, qui nécessite à chaque fois la sollicitation des équipes moscovites du NII-885, un bureau d'études va être créé sur place. C'est chose faite avec un décret (n°5071-2199) publié le 12 décembre 1951, qui officialise la création du Bureau d'Etudes Spécial n°897 (SKB-897) et place à sa tête Abram GUINZBOURG [20].

Fig. 12.3 : GUINZBOURG, PILIOUGUINE et KOROLIOV.
Crédit : Космическая Украйна.

Les premières R-1 assemblées à l'usine 586 à partir d'éléments fournis par le NII-88 et l'OKB-456 sont livrées à Kapoustine Yar en juin 1952, et la première est tirée le 20 août 1952. La première R-1 construite entièrement à Dniepropetrovsk est lancée le 21 novembre 1952 [19]. Dès le 28 novembre 1952, l'usine 586 commence la production en série de ses propres composants [3].

13. La R-1 en version navale

Dès 1947, alors que le projet de fusée soviétique n'était même pas encore officiellement lancé, le Conseil des Ministres avait demandé au bureau d'études TsKB-17 d'étudier la possibilité de navaliser la R-1 [25]. Le TsKB-17, appelé aujourd'hui NPKB et basé à Saint-Pétersbourg, est le principal constructeur russe de porte-avions. De 1943 à 1953, il était dirigé par Viktor ACHIK.

Le projet SK-17 du TsKB-17 consiste à adapter la R-1 pour qu'elle puisse être lancée d'un croiseur, qui serait équipé de seize silos [25].

Fig. 13.1 : Schéma de la R-1 embarquée sur un croiseur du TsKB-17.
Crédit : Морские комплексы с баллистическими ракетами.

Le TsKB-18 (aujourd'hui TsKB MT Roubine, principal constructeur russe de sous-marins) étudie la possibilité de lancer des missiles depuis un sous-marin en plongée. En 1949, il démarre le projet d'adapter la R-1, ainsi que des missiles de croisière 10Kh Lastotchka, sur le sous-marin P-2 « Zvezda » [25]. Ce bâtiment s'était illustré pendant la Deuxième Guerre Mondiale, quand il était parvenu à percer les lignes allemandes lors du siège de Leningrad. Il a été réformé en août 1944.

Le P-2 pourra être équipé de sept fusées R-1, stockées en position verticales. A part l'oxygène liquide (cryotechnique), tous les autres ergols seront chargés dans les réservoirs de la fusée. Le projet démarre officiellement avec un décret du Ministère de l'Industrie Navale (MSP) publié le 11 décembre 1950 [25].

Fig. 13.2 : Schéma du sous-marin P-2 équipé de fusées R-1.
Crédit : Морские комплексы с баллистическими ракетами.

Des études sont également menées pour adapter la R-1 à d'autres bâtiments. Ainsi, le sous-marin Projet 41 pourrait embarquer cinq R-1, et le Projet 611 en contiendrait une seule. Mais aucun de ces plans ne sera réalisé, et la R-1 restera à terre [25].

14. Le missile au service de la Science

Les recherches sur la haute atmosphère avaient été initiées en Union soviétique en 1947, sous la direction de Sergueï VERNOV, le directeur adjoint de l'Institut de Recherche en Physique nucléaire (NII YaF) de l'Université Lomonossov [23]. Une première expérience avait été réalisée sur l'un des missiles V-2 tirés de Kapoustine Yar en novembre 1947 [23], et d'autres avaient suivi sur les vols des fusées R-1A et V-1A en 1949.

Fig. 14.1 : Sergueï Nikolaïevitch VERNOV.
Crédit : DR.

Suite à ces expérimentations prometteuses, le Conseil des Ministres avait publié un décret (n°5891-2209) le 30 décembre 1949 pour demander la poursuite des investigations. En 1951, les essais de la R-1 étant terminés, l'Académie des Sciences peut poursuivre ses expériences.

A l'Académie, une commission est spécialement créée pour superviser les travaux relatifs à l'utilisation scientifique de la R-1. Cette commission est placée directement sous les ordres du Président de l'Académie, Sergueï VAVILOV [31]. Suite au décès brutal de ce dernier le 25 janvier 1951, Aleksandr NESMEÏANOV est élu pour le remplacer le 16 février 1951. Le programme d'investigations à l'aide de la fusée R-1 est dirigé par Sergueï VERNOV et Aleksandr TCHOUDAKOV [24].

Les physiciens ne sont par ailleurs pas les seuls à s'intéresser aux vols dans la haute atmosphère. Dès 1948, Sergueï KOROLIOV avait pensé à faire voler des animaux sur ses fusées, afin de préparer les vols habités. A l'automne 1948, il évoque ce projet avec son ancien professeur, le célèbre constructeur d'avions Andreï TOUPOLEV, qui lui recommande de contacter un certain Vladimir YAZDOVSKI, qui dirige le laboratoire des scaphandres et des habitacles hermétiques à l'Institut de Médecine Aéronautique (NII AM) du Ministère de la Défense [29].

Fig. 14.2 : Vladimir Ivanovitch YAZDOVSKI.
Crédit : DR.

Il est possible que KOROLIOV ait été inspiré par le programme américain Blossom, qui a permis de faire voler le singe Albert sur un missile V2 le 11 juin 1948. Quoi qu'il en soit, KOROLIOV rencontre YAZDOVSKI et lui demande de diriger les futures recherches biologiques et médicales menées à l'aide de la fusée R-1. Celui-ci accepte, et un petit groupe dédié à ces activités est formé au NII AM sous sa direction [29]. Il est constitué des médecins Aleksandr SERIAPINE et V.I. POPOV, ainsi que de l'ingénieur V.G. BOUÏLOV [33].

Les recherches préliminaires menées par le groupe de YAZDOVSKI concluent que le singe n'est pas l'animal le mieux adapté aux vols en fusée. L'étude des expériences américaines montre que ceux-ci rencontrent souvent des troubles de leur système nerveux, et qu'ils volent donc généralement sous anesthésie, ce qui masque un certain nombre de paramètres intéressants à étudier. Un autre animal serait donc préférable [29].

Après de longues discussions, il a été décidé que le sujet biologique pour les expériences complexes sera un chien. Le chien est facile à former et, surtout, sa physiologie a été étudiée depuis très longtemps [29].

Vladimir YAZDOVSKI
Traduction Nicolas PILLET

En décembre 1950, l'Académie des Sciences décide officiellement d'utiliser des chiens pour les expériences stratosphériques. BLAGONRAVOV est nommé à la tête de la Commission d'Etat qui supervisera ces tirs scientifiques [30].

Afin de satisfaire au mieux les besoins des chercheurs, une version dédiée de la R-1, appelée R-1B, est développée à l'OKB-1, sous la direction de Konstantin BOUCHOUÏEV. Elle est équipée d'un container récupérable sous parachutes qui sera capable d'accueillir deux chiens, ou plutôt deux chiennes. L'équipe de BOUCHOUÏEV préfère en effet que les animaux soient des femelles, afin de simplifier le système sanitaire. Elles devront également être de couleur blanche, pour être bien visibles de la caméra dans l'environnement peu éclairé du container.

Fig. 14.3 : Une fusée R-1B (version spectroscope) à Kapoustine Yar.
Первые исследования коротковолнового излучения солнца.

Afin de satisfaire les recherches en physique, la R-1B sera équipée sur son flanc de deux containers FIAR-1 abritant les instruments de l'Institut de Géophysique (GueoFIAN), ainsi que d'un container dans sa partie haute avec des instruments de l'Institut de Physique de l'Académie des Sciences (FIAN). De plus, la R-1B pourra être équipée soit d'une partie haute ailée, soit d'un spectroscope pour étudier le rayonnement solaire. Il est développé par l'Institut National d'Optique (GOI) sous la direction de A.V. YAKOVLEVA [37].

Par ailleurs, une version R-1V, équipée d'un parachute pour récupérer le corps de la fusée, est également en développement.

Neuf chiennes sont sélectionnées à Moscou en vue des tirs des R-1B et R-1V, qui doivent intervenir en 1951. La vie à Kapoustine Yar est dure, aussi bien pour les hommes que pour les animaux, et YAZDOVSKI raconte une anecdote à ce sujet [29] :

KOROLIOV aimait beaucoup les chiens. Il se souciait tout le temps de leur état de santé, et quand il venait au laboratoire il les caressait avec affection. Au polygone de tir il faisait très chaud, et les chiens buvaient beaucoup d'eau.

Les soldats qui gardaient l'enceinte avaient pour tâche de donner de l'eau aux animaux. Une fois, à son arrivée, Sergueï Pavlovitch a vu que les bols étaient vides. Il s'est mis très en colère, a ordonné de mettre "au trou" le soldat négligent, et a demandé de le remplacer par un soldat qui aime les animaux.

Vladimir YAZDOVSKI
Traduction Nicolas PILLET

Le premier tir d'une R-1V est réalisé le 22 juillet 1951 depuis Kapoustine Yar. La fusée emmène les chiennes Dezik et Tsigane à une altitude de 101km et à une vitesse maximale de 4200km/h. Elles subissent environ quatre minutes d'apesanteur et, à H0+188", la partie haute de la fusée est larguée. Après une période de chute libre, le parachute d'ouvre à six kilomètres d'altitude, et le container est récupéré avec succès. C'est la première fois dans l'Histoire que des êtres vivants reviennent sains et saufs d'un voyage en fusée (les quatre singes américains lancés sur des V2 ont tous trouvé la mort).

Fig. 14.4 : Après le vol réussi de Smelaïa et Ryzhik sur une R-1V, le 19 août 1951.
Debout, de gauche à droite : V.I. YAZDOVSKI, S.A. KHRISTIANOVITCH, I.F. TEVOSSIAN,
S.P. KOROLIOV, N.A. LOBANOV, A.A. BLAGONRAVOV, V.I. VOZNIOUK.
Assis, de gauche à droite : V.I. POPOV, A.D. SERIAPINE.
Crédit : RGANTD.

Un deuxième vol, cette fois avec une R-1B, a lieu le 29 juillet 1951. Dezik est cette fois accompagnée de la chienne Liza, mais elles sont tuées toutes les deux lors du retour, car le capteur sensé déclencher l'ouverture du parachute n'a pas fonctionné. Le troisième et le quatrième vol sont des succès, mais le cinquième est de nouveau un échec, conduisant à la perte de Michka et Tchizhik. Le vol du 15 août 1951 marque la première utilisation du spectroscope de la R-1B, qui permet les premières mesures du rayonnement à ondes courtes du Soleil [37].

Fig. 14.5 : KOROLIOV avec des chiennes peu après leurs vols en R-1B ou en R-1V.
L'image de gauche a été prise le 19 août 1951, avec Ryzhik).
Crédit : Archives de l'Académie des Sciences.

Peu avant le sixième et dernier vol, la chienne Bobik s'échappe. YAZDOVSKI envoie le médecin SERIAPINE en chercher une nouvelle sur la base de Kapoustine Yar, et KOROLIOV la baptise ZIB, ce qui signifie littéralement « remplacement pour la disparue Bobik » (Замена Исчезнувшего Бобика). Le vol, réalisé le 2 septembre 1951, se déroulera sans incident.

Deux jours plus tard, BLAGONRAVOV rend compte au Kremlin du succès de la campagne de tirs géophysiques. En 1952, l'équipe du NII AM (YAZDOVSKI, POPOV, SERIAPINE et le directeur POKROVSKI) recevra le Prix Staline pour leurs travaux sur les chiens.

15. Les campagnes géophysiques de 1954 et 1955

Après les six vols de la R-1A de 1949 et les six vols des R-1B et R-1V de 1951, l'Académie des Sciences souhaite poursuivre les investigations de la haute atmosphère, tant avec des expériences biologiques qu'avec des instruments de mesures physiques.

La version R-1D est identique à la R-1B, à ceci près que les chiennes ne sont pas logées dans un compartiment hermétique unique, mais sont équipées chacune d'un scaphandre. A l'issue de la phase propulsée du vol, chacune d'elles sera éjectée de la fusée et atterrira sous un parachute.

Fig. 15.1 : Le compartiment individuel d'une chienne pour un vol sur la R-1D.
Crédit : Королев и его дело.

Ce scaphandre est développé à l'usine Zvezda de Tomilino suite à un décret du Conseil des Ministres publié le 6 février 1953 [32]. Comme pour les vols précédents, les investigations biologiques seront menées conjointement par l'Académie des Sciences et l'Institut de Médecine Aéronautique (NII AM) du Ministère de la Défense. L'objectif de ces expériences est de préparer les vols humains sur des fusées.

Comme les versions antérieures, la R-1D emportera deux containers latéraux avec des instruments du GueoFIAN. Mais le container du FIAN que les R-1B et R-1V embarquaient dans leurs parties hautes sera remplacé par un instrument scientifique [31].

Fig. 15.2 : Une fusée R-1D à Kapoustine Yar.
Crédit : RKK Energuia.

Trois fusées R-1D sont tirées en juin et juillet 1954 depuis Kapoustine Yar. Lors de chacun de ces trois vols, une seule des deux chiennes est récupérée saine et sauve [31].

Six autres tirs sont réalisés entre janvier 1955 et juin 1956, avec une version modifiée appelée R-1E. Son but est de tester de nouvelles techniques de récupération du corps de la fusée, suite aux premiers essais réalisés avec la R-1V. Toutefois, le nouveau système ne s'avère pas suffisamment fiable [31].

Le premier tir, le 25 janvier 1955, est un échec. La partie haute se détache en effet de la fusée à H0+22". La chienne Linda est tout de même récupérée saine et sauve, mais sa consœur Rita est tuée. Le deuxième tir, le 5 février 1955, est un échec total, et les deux chiennes Lisa-2 et Boulba sont tuées. La première était la préférée du médecin Aleksandr SERIAPINE, qui l'enterrera près de l'endroit où il avait l'habitude de la promener. Les quatre tirs suivants de la R-1E sont des succès [31].

16. Des versions améliorées de la R-1

Le bureau d'étude de l'usine 586, qui produit les R-1 en série à partir de 1952, a développé une version R-1 UK (Улучшенной Кучности) à précision améliorée. Dix essais de la R-1 UK (8A12) sont réalisés depuis Kapoustine Yar en 1956 mais, bien qu'ils soient tous réussis, le projet n'aura pas de suite.

Par ailleurs, le bureau d'études SKB-385 de Zlatooust a réalisé ses propres projets pour améliorer la R-1. Jusqu'en 1949, le SKB-385 était rattaché à l'usine n°66, qui avait été proposée comme site de production de la R-1. Il est ensuite devenu une organisation indépendante, et son premier projet, en 1950, consiste à concevoir une version allégée de la R-1, dans le but d'optimiser sa portée.

Deux versions sont envisagées. La première (appelée 50R) aura des réservoirs dont les parois seront constituées de trois couches de matière plastique. La seconde (appelée 50RA) aura des parois de réservoirs en contreplaqué. Après examen par le NII-88 en décembre 1951, la version 50R est abandonnée mais la 50RA est acceptée. Des essais statiques sont réalisés, mais le projet est finalement abandonné quand la production de la R-1 est transférée à Dniepropetrovsk [35].

Notes et bibliographie

[1] SEMIONOV, Y., РКК « Энергия » им. С.П. Королева, Vol. 1, p. 18. Outre FIODOROV, le groupe est constitué de M.K. TIKHONRAVOV, Y.A. POBIEDONOSTSEV, N.G. TCHERNYCHOV, N.E. SORKINE, M.E. CHEKHTMAN et Y.A. FEDOSIOUK.
[2] GOLOVANOV, Y., Королев: Факты и мифы, Vol. 2, 2007, p. 65
[3] KATORGUINE, B., Путь в ракетной технике, 2004
[4] SOUDAKOV, V., Избранные работы академика В.П.Глушко, Vol. 1, 2008
[5] SEVASTIANOV, N., Космическая "Энергия" Королева, 2007
[6] TCHERTOK, B., Ракеты и люди, Vol. 2, 2013, p. 123
[7] TOKATY, G., Foundations of Soviet Cosmonautics, Spaceflight, Vol. 10, 1968
[8] POKROVSKI, B., Космос начинается на Земле, 1996, p. 41
[9] TCHERTOK, op. cit., pp. 130-144
[10] KISSELIOVA, I., Мой незнакомый отец, Moskovski Zhournal, 01/02/2000 et 01/03/2000
[11] BOLTOUNOV, M., Погоня за ястребиным глазом. Судьба генерала Мажорова
[12] FILINA, L., Был веку нужен Королев, 2002
[13] IVKINE, V., Задача особой государственной важности, 2010
[14] IVKINE, Op. Cit., p. 175
[15] SEMIONOV, Op. Cit., p. 34
[16] MICHINE, V., AKSIONOV, V., Первые геофизические, Техника-Молодежи №05-1981, p. 29
[17] TCHERTOK, op. cit., pp. 146-158
[18] MAKAROV, A., Испытания ракет С.П. Королева на стендах НИИХИММАШ, 2007
[19] KONIOUKHOV, S., Призваны временем, 2004, pp. 23-34
[20] GORELOVA, S., Становление производства систем управления ракетно-космической техникой в Харькове, Journal de l'Université de Dniepropetrovsk n°1/2-2009
[21] SOUDAKOV, V., Op. Cit., p. 83
[22] SOUDAKOV, V., Op. Cit., p. 84
[23] BLAGONRAVOV, A., Исследование верхних слоев атмосферы при помощи высотных ракет, Journal de l'Académie des Sciences d'URSS, n°06/1957
[24] SADOVNITCHI, V., Академик Сергей Вернов: к 100-летию со дня рождения, 2010, pp. 201-204
[25] KARPENKO, A., Морские комплексы с баллистическими ракетами, 2009, pp. 15-17
[26] SOUKHINA, G., Григорьев. Повесть о ракетчике, 2004, pp. 66-80
[27] GORZYI, V., Бригада особого назначения резерва Верховного главного командования, sur le site du Ministère de la défense [http://encyclopedia.mil.ru]
[28] IVKINE, Op. Cit., pp. 944-962
[29] YAZDOVSKI, V., На тропах Вселенной, 1996
[30] SIDDIQI, A., Sputnik and the Soviet Space Challenge, p. 93
[31] RAOUCHENBAKH, B., Королев и его дело, pp. 542-548
[32] ABRAMOV, I., Космические скафандры России, p. 37
[33] OUCHAKOV, I., История отечественной космической медицины
[34] MALKINE, V., Четвероногие испытатели, journal Istotchnik n°06-1997
[35] BARDOV, N., Начальный этап становления КБ Машиностроения
[36] SEMIONOV, Op. Cit., p. 35
[37] YAKOVLEVA, A., Первые исследования коротковолнового излучения солнца


Dernière mise à jour : 30 novembre 2016