Bloc D | Histoire

1. Un étage pour la Lune

Au tout début des années 1960, l'Union soviétique se lance dans la réalisation d'un vaste programme spatial destiné à envoyer un Homme sur la Lune. Le principal projet visant à remplir cet objectif pour le moins ambitieux est mené par le bureau d'étude OKB-1 de Sergueï KOROLIOV, il s'appelle N1-L3.

Fig. 1 : Schéma du complexe L3, dont fait partie le Bloc D.
Crédit : À la conquête de la Lune.

Le N-1, c'est un énorme lanceur à trois étages (A, B, V) capable de placer sur orbite basse le complexe lunaire L3, à bord duquel les cosmonautes prendront place.

Outre le vaisseau lunaire proprement dit, le L3 comprendra deux étages de propulsion : l'un pour quitter l'orbite terrestre (Bloc G), et l'autre pour se placer en orbite autour de la Lune et se freiner lors de l'atterrissage, c'est le fameux Bloc D (11S824).

Celui-ci devra donc être capable d'être allumé dans le vide, ce qui n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes. En effet, une fois qu'un réservoir est en état d'apesanteur, les ergols qu'il contient ont un comportement radicalement différent qui rend leur allumage extrêmement délicat.

L'OKB-1 a déjà développé un moteur capable d'être allumé dans l'Espace, il s'agit du S1.5400, qui équipe l'étage supérieur Bloc L du lanceur Molnia (8K78). Le S1.5400 utilise la technologie de la combustion étagée, ce qui signifie que les ergols, avant d'être utilisés pour la propulsion, sont préchauffés dans une petite chambre pour entraîner la turbopompe, qui n'a donc plus besoin de soutirer des ergols pour son fonctionnement.

Cette technologie augmente sensiblement les performances, mais elle n'a été jusque là que très peu testée. L'OKB-1 voudrait donc accumuler un peu d'expérience avant de l'utiliser sur le programme hautement stratégique N1-L3.

En septembre 1962 est décidée la mise au point d'un nouveau missile balistique, le GR-1, qui utilisera pour son troisième étage un moteur dérivé du S1.5400. Appelé 8D726, il préfigurera ce que sera le moteur du Bloc D, et permettra de valider ses technologies.

A partir de là, le calendrier de développement du Bloc D est étroitement lié à celui du GR-1. Malheureusement, celui-ci prend énormément de retard, notamment en raison des difficultés rencontrées avec le nouveau moteur 8D726, qui accumule échec après échec tout au long de l'année 1963. Mais le soutien politique à ce programme est plus que limité. Le missile R-36 du bureau d'études concurrent OKB-586 retient toute l'attention des responsables militaires, et le GR-1 apparaît dès lors comme un doublon.

Fig. 2 : Le GR-1 sur la Place Rouge, 9 mai 1965.
Son troisième étage peut être considéré comme une version d'essai du Bloc D.
Crédit : DR.

En mars 1964, le programme GR-1 est annulé. Le Bloc D, tout comme les quatre autres étages du N1-L3, ne sera donc jamais testé en situation réelle avant son premier vol vers la Lune. La technologie révolutionnaire de son moteur RD-58 est elle aussi condamnée à réussir du premier coup.

2. Survoler la Lune

Parallèlement aux travaux sur le complexe N1-L3, l'Union soviétique se paye le luxe d'un second programme totalement indépendant uniquement destiné à envoyer un équipage en orbite autour de la Lune. Ce vaisseau, appelé LK-1, est développé sous la direction de Vladimir TCHELOMEÏ au bureau d'études OKB-52, le principal concurrent de l'OKB-1.

L'OKB-52 prévoit d'envoyer le LK-1 dans l'Espace au moyen de son lanceur lourd Proton-K (8K82K). Celui-ci réalise son vol inaugural avec succès en juillet 1965. Mais quelques mois plus tard, le nouveau Ministère des Machines Générales (MOM), qui supervisera désormais l'ensemble des activités spatiales soviétiques, décide de remettre à plat les projets lunaires soviétiques.

Du côté de l'OKB-52, il apparaît que le programme du vaisseau LK-1, contrairement au lanceur Proton, est en retard. Le MOM ordonne alors, par un décret du 25 octobre 1965, de stopper purement et simplement ce projet auquel il préfère le 7K-L1 proposé par l'OKB-1. Cependant, le MOM pense qu'il est plus intelligent d'utiliser le lanceur Proton, qui a déjà fait ses preuves. On assiste alors à compromis : le vaisseau de KOROLIOV sera couplé au lanceur de TCHELOMEÏ.

Fig. 2.1 : Le premier lanceur Proton sur son pas de tir de Baïkonour, en juillet 1965.
Crédit : GKNPTs Khrounitchev.

Une grande question subsiste après cette réorganisation : quel étage supérieur va-t-on utiliser pour quitter l'orbite terrestre et envoyer le 7K-L1 vers la Lune ? L'OKB-1 propose d'utiliser son Bloc D, et l'OKB-52 envisage de développer son propre étage, appelé Bloc A.

Les deux bureaux d'études lancent une étude conjointe, et ils arrivent à la conclusion que le Bloc D de l'OKB-1 permettrait d'obtenir de meilleures performances. KOROLIOV se réjouit de ce choix, car il permettra de tester le Bloc D en vol avant de l'utiliser sur la N-1.

A ce stade, le Bloc D est donc intégré dans deux programmes distincts :

- le N1-L3 pour l'atterrissage sur la Lune,
- le 7K-L1 pour le survol lunaire.

Dans le premier cas, il servira à mettre le vaisseau sur orbite lunaire et à ralentir sa descente vers la surface. Dans le second cas, il sera utilisé pour placer le vaisseau 7K-L1 sur orbite terrestre et pour ensuite le propulser vers la Lune. Dans les deux scenarii, le Bloc D est un élément crucial conditionnant la réussite de tout le programme.

Le développement du Bloc D s'étale sur toute l'année 1966. Au mois de janvier, le constructeur principal de l'OKB-1, Sergueï KOROLIOV, trouve la mort lors d'une opération chirurgicale et c'est son adjoint, Vassili MICHINE, qui le remplace.

3. Premiers vols vers la Lune

Le premier Bloc D décolle au sommet d'un lanceur Proton-K le 10 mars 1967. Son moteur, le fameux RD-58, est allumé une première fois pour réaliser la mise sur orbite, puis une seconde fois après une seule orbite pour emmener le premier vaisseau 7K-L1 à la limite de la vitesse de libération. La mission est un succès.

Un deuxième vol d'essai est réalisé moins d'un mois plus tard, le 8 avril 1967. Cette fois encore, le Bloc D fonctionne correctement et place le 7K-L1 sur orbite autour de la Terre. Mais au lieu de le rallumer immédiatement, les ingénieurs attendent une journée. Le but est de tester la capacité d'allumage du moteur après un séjour en apesanteur.

Fig. 3.1 : Préparation d'un vaisseau 7K-L1 et de son Bloc D à Baïkonour.
Crédit : RKK Energuia.

Mais l'essai n'est pas concluant, suite à une erreur humaine lors de la préparation à Baïkonour. Au cours de l'année 1967, le moteur RD-58 du Bloc D a été testé au sol à au moins trois reprises. On ne sait pas exactement si ces essais ont eu lieu avant ou après les deux vols inauguraux.

Fig. 3.2 : Décollage d'un lanceur Proton-K avec un Bloc D et un vaisseau 7K-L1.
Crédit : RKK Energuia.

Quoiqu'il en soit, deux nouveaux vols du Bloc D ont lieu les 27 septembre 1967 et 22 novembre 1967. Ils ne permettent pas, toutefois, d'étudier son fonctionnement car dans les deux cas le lanceur Proton-K s'écrase. Le cinquième vol a lieu le 2 mars 1968, et il se déroule correctement : suite à ses deux allumages réussis, le Bloc D envoie un vaisseau 7K-L1 (rebaptisé Zond-4) vers la Lune.

Le lancement du 22 avril 1968 est encore un échec, et la tentative suivante mène a un résultat encore plus catastrophique puisque, le 14 juillet 1968, le Bloc D explose sur le pas de tir et provoque la mort d'un ingénieur, le capitaine Ivan KHRIDINE.

Deux autres vols ont lieu avant la fin 1968. Dans les deux cas, le Bloc D fonctionne correctement et permet à deux vaisseaux 7K-L1, baptisés Zond-5 et Zond-6, de survoler la Lune.

Fig. 3.3 : La Terre et la Lune, vues par Zond-6, 14 novembre 1968.
Crédit : TASS.

Les deux premières années d'essais grandeur nature du Bloc D se terminent donc par un bilan très positif : sur cinq vols, quatre sont des succès, et un seul est un échec partiel (les trois autres missions sont des échecs lanceur et ne peuvent donc pas être comptabilisées).

4. Nouveau lanceur

Jusqu'en 1968, le Bloc D n'a servi qu'à lancer les vaisseaux lunaires 7K-L1 de l'OKB-1. Mais il faut savoir que quelques année plus tôt, à la fin 1965, le bureau d'études responsable du développement des sondes interplanétaires, l'OKB Lavotchkine, avait décidé d'abandonner le lanceur N-11 pour ses projets d'exploration.

C'est ainsi que le véhicule lunaire des sondes E-8, le Lunokhod, se retrouve couplé à un Bloc D au sommet d'un lanceur Proton-K. Le premier vol a lieu en février 1969, mais c'est encore un échec lanceur.

Fig. 4.1 : Maquette du Lunokhod.
Musée Mémorial de la Cosmonautique. Crédit : Nicolas PILLET.

Deux jours après l'échec du premier Lunokhod, le 21 février 1969, le Bloc D réalise son premier vol sur le lanceur super lourd N-1, auquel il était initialement destiné avant d'être détourné vers le Proton-K pour lancer les vaisseaux 7K-L1. Mais le vol inaugural du plus puissant lanceur du monde se termine par un crash dans la steppe du Kazakhstan, et on ne saura jamais si son Bloc D aurait fonctionné correctement.

Fig. 9 : Le troisième lanceur N-1 est mis en place sur son pas de tir, juin 1971.
Crédit : TVRoscosmos.

En mars et avril 1969, deux nouveaux Bloc D finissent en morceaux près du pas de tir de Baïkonour à cause de nouvelles défaillances de Proton-K. Deux mois plus tard, la première tentative de retour d'échantillons lunaires est à son tour un échec, mais cette fois c'est le Bloc D qui est en cause, son moteur RD-58 refusant de s'allumer.

Ensuite, le 3 juillet 1969, le deuxième vol de la N-1 est encore plus catastrophique que le premier car cette fois-ci, non seulement le lanceur est détruit, mais il emporte toute la zone de lancement avec lui.

Fig. 10 : Schéma du vaisseau 7K-L1 sur son étage Bloc D.
Crédit : RKK Energuia.

Le Bloc D réussit deux missions en juillet et août 1969, mais il échoue les deux suivantes. Dans les deux cas, c'est le second allumage du RD-58 qui pose problème. Dès 1967, l'OKB-1 avait décidé de réaliser un programme d'étude expérimental appelé L1E. Il est constitué d'un vaisseau 7K-L1 très simplifié, d'une coiffe standard et d'un Bloc D.

En effet, un certain nombre d'inquiétudes sont nées chez les ingénieurs responsables du programme lunaire N1-L3. On rappelle que pour une mission de ce type, le Bloc D doit servir à ralentir le vaisseau LK lors de sa descente vers la Lune. Mais que se passera-t-il une fois qu'il sera largué ? Ne risque-t-il pas d'exploser en touchant le sol et d'endommager le vaisseau ?

Par la même occasion, le L1E permettra peut-être de comprendre pourquoi le moteur RD-58 a tant de mal à s'allumer dans le vide. Le premier vol est un échec à cause du lanceur Proton-K, mais la seconde tentative est couronnée de succès.

Lors de sa mission de six jours en orbite autour de la Terre, le vaisseau expérimental, rebaptisé Cosmos 382, effectue pas moins de sept allumages, simulant ainsi la totalité d'un voyage Terre-Lune.

De son côté, l'OKB-52 investit de gros moyen pour fiabiliser le Proton-K et, après ces efforts, rien ne sera plus pareil. Excepté un stupide échec du Bloc D lors d'un vol vers Mars - le décompte pour l'allumage du RD-58 ayant été réglé par erreur sur 1,5 an au lieu de 1,5 heure - tous les autres vols seront des succès ! Ils permettent d'envoyer une dizaine de sondes vers la Lune et Mars.

Mais la réussite arrive un peu tard. Un an et demi avant le succès du complexe expérimental L1E, les Etats-Unis ont réussi à envoyer un astronaute sur la Lune, dans le cadre de la célèbre mission Apollo XI. La course est donc terminée. En guise de chant du cygne, l'OKB-1 tente deux vols de la N-1 en 1971 et 1972, et là encore ils se terminent par de cuisants échecs, qui ne laissent pas le temps au Bloc D de démontrer sa maturité fraîchement acquise.

5. Les versions modernisées

Dès 1964, les Etats-Unis avaient lancé un satellite de télécommunications, Syncom 3, sur une orbite géostationnaire. Ils avaient utilisé pour cela un lanceur Delta D équipé d'un étage supérieur à propulsion solide Altaïr 2.

Fig. 11 : Lancement d'un Delta D avec un étage supérieur Altaïr 2, 6 avril 1965.
Crédit : NASA.

L'intérêt de ce type de satellites est de faire le tour de la Terre en vingt-quatre heures, ce qui le rend fixe vu depuis le sol, et il peut alors servir de relais entre deux points du globe. Mais très tôt, l'Union soviétique avait fait le choix de préférer à l'orbite géostationnaire l'orbite fortement elliptique des satellites Molnia, plus adaptée aux hautes latitudes que lui impose sa géographie.

Mais au fil du temps, ce choix a montré certaines limites. Les satellites Molnia rencontrent en effet de nombreuses difficultés liées au fait qu'ils traversent à chaque orbite les ceintures magnétiques de Van Allen.

A la fin des années 1960, la décision est prise de développer des satellites géostationnaires qui seraient utilisés en complément des Molnia. Baptisés Radouga (11F638), ils sont confiés au bureau d'études sibérien KB PM, et ils devraient être prêts au début des années 1970.

Fig. 12 : Préparation d'un satellite géostationnaire Radouga au KB PM.
Crédit : ISS Rechetniov.

La masse importante de ces satellites, ainsi que leur très haute altitude font qu'ils devront être mis sur orbite par le lanceur le plus puissant de la panoplie soviétique : le Proton-K de l'OKB-52. L'étage supérieur retenu pour injecter les Radouga en orbite géostationnaire est le Bloc D.

En 1968, l'OKB-1, devenu entre temps le TsKBEM, lance le développement d'une version modernisée appelée Bloc DM (11S86), mieux adaptée aux lancements vers l'orbite géostationnaire.

Elle se différencie de la version classique du Bloc D principalement par l'utilisation du moteur amélioré RD-58M et par l'ajout d'un système de navigation. En effet, dans le cas des missions interplanétaires, c'étaient les charges utiles qui étaient responsable du contrôle de toute la partie haute. Les futurs satellites de télécommunications n'auront pas cette capacité, et c'est donc l'étage supérieur qui devra l'assurer.

C'est la section n°13 du TsKBEM qui prend en charge du développement du Bloc DM, sous la direction de Boris SOKOLOV. Le moteur RD-58M, quant à lui, est confié à l'Usine Mécanique de Voroniezh (VMZ). Une version hybride entre le Bloc D et le Bloc DM est également construite. Appelée Bloc D-1 (11S824M), elle est débarrassée du système de navigation mais elle utilise le RD-58M.

Ainsi, avec ces deux versions, l'Union soviétique disposera d'un étage supérieur polyvalent qu'elle pourra produire en série. Les sondes interplanétaires, équipées de leur propre système de navigation, auront le Bloc D-1, et les satellites de télécommunications le Bloc DM.

Le premier allumage au banc d'essais du nouveau RD-58M a lieu le 3 août 1973. Il est suivi par deux essais en vol en mars et juillet 1974. Tous deux sont des succès et ouvrent la voie à une utilisation opérationnelle.

Le Bloc DM vole à 65 reprises jusqu'en 1988, assurant la mise en orbite d'autant de satellites géostationnaires civils et militaires de classe Radouga, Ekran ou Gorizont. C'est d'ailleurs en lançant le premier de ceux-ci qu'il connait son unique échec, en décembre 1978.

De son côté, le Bloc D-1 vole douze fois entre 1975 et 1984, principalement pour envoyer des sondes interplanétaires vers la planète Vénus.

6. Nouveaux satellites

Dans les années 1970, peu de temps après l'entrée en service du Bloc DM, l'Union soviétique se lance dans un grand programme de géolocalisation par satellite appelé GLONASS. Equivalent au réseau américain GPS, il devra être constitué de vingt-quatre satellites répartis sur trois plans orbitaux à 20000km d'altitude.

L'objectif est de lancer les satellites par grappes de trois au moyen du lanceur Proton-K, qui est toujours le plus puissant disponible en Union soviétique. Pour ce nouveau type de missions, l'OKB-1, devenu la NPO Energuia, développe une nouvelle version de son Bloc DM, appelée Bloc DM-2 (11S861).

Fig. 13 : Trois satellites GLONASS sur leur Bloc DM-2, 15 décembre 2008.
Lancement du 25 décembre 2008. Crédit : Roscosmos.

Outre une avionique modernisée, cet étage utilise un nouveau type de kérosène de synthèse, la sintine, développé spécialement par la NPO Energuia dans le but d'améliorer l'impulsion spécifique (Isp). Il réalise son vol inaugural le 12 octobre 1982 et est ensuite exploité en parallèle du Bloc DM « classique » et du Bloc D-1 pour mettre sur orbite les GLONASS ainsi que quelques autres satellites militaires.

Une version modifiée du Bloc D-1, appelée Bloc D-2 (11S824F), a été développée spécifiquement pour lancer les deux sondes Fobos (1F) en direction de Mars en 1988.

A partir de 1989, l'assemblage des étages supérieurs de la famille du Bloc DM est sous-traité à Krasmach, une entreprise basée à Krasnoïarsk en Sibérie.

Fig. 14 : Préparation d'un étage supérieur de la famille Bloc DM chez Krasmach.
Le moteur RD-58M, produit par VMZ, est déjà arrimé au bâti.
Crédit : Krasmach.

En 1990, le Bloc DM est définitivement retiré du service et, comme l'Union soviétique n'a plus les moyens de poursuivre un programme d'exploration interplanétaire, le Bloc D-1 disparaît aussi de facto. A partir de là, le Bloc DM-2 reste donc le seul étage supérieur en exploitation en URSS. Outre les GLONASS, il écope de la responsabilité de lancer les satellites géostationnaires Radouga, Ekran, Gorizont, Prognoz, Altaïr et Potok.

Une version encore améliorée fait son apparition en 1994. Appelé Bloc DM-2M (11S861-01), le nouvel étage est notamment capable de communiquer avec le sol en utilisant les transmetteurs de sa charge utile. Il est principalement utilisé pour placer les satellites de télécommunications civils Ekspress directement sur des orbites géostationnaires.

7. Utilisation commerciale

Les étages de la famille Bloc D s'avèrent extrêmement polyvalents, et il est clair que les problèmes de fiabilité qu'ils connaissaient au temps du programme lunaire sont résolus.

D'autres utilisations sont ainsi envisagées. Tout d'abord, le moteur RD-58M est modifié pour devenir le 17D12 qui est utilisé par la navette spatiale Bourane comme moteur pour les manœuvres orbitales.

Fig. 15 : La navette d'essais OK-GLI et ses deux moteurs dérivés du RD-58M.
Musée Technique de Speyer. Photo : Nicolas PILLET.

D'autre part, une version cargo d'Energuia, le lanceur de Bourane, est également à l'étude. Energuia servirait à placer un container de transport sur une trajectoire balistique, et une version modifiée du Bloc DM injecterait la charge utile sur orbite. Une telle configuration permettrait de placer jusqu'à 19 tonnes en orbite géostationnaire.

Fig. 16 : La version cargo du lanceur Energuia.
Crédit : RKK Energuia.

Mais la fin du régime soviétique annonce davantage de pragmatisme dans les affaires spatiales, et les programmes Energuia et Bourane sont abandonnés. En revanche, l'arrivée du capitalisme à Moscou ouvre de nouvelles perspectives.

Jusqu'au début des années 1990, le marché des lancements commerciaux de satellites de télécommunications était dominé par le lanceur européen Ariane.

Mais cela va changer. Américains et Russes se mettent progressivement en ordre de marche et comptent bien proposer aux clients une offre concurrente basée sur le savoir-faire existant. En effet, si le lanceur Proton-K et son étage supérieur Bloc DM-2M peuvent placer en orbite géostationnaire les satellites du Gouvernement et des Forces armées russes, pourquoi ne pourraient-ils pas en faire autant avec des clients commerciaux ?

La NPO Energuia, devenue entre-temps la RKK Energuia, développe donc quatre nouvelles versions commerciales du Bloc DM-2M : les DM1, DM2, DM3 et DM4 (attention, il n'y a pas de tiret, et il ne faut donc pas confondre le DM-2 et le DM2). Chacun d'eux est optimisé pour un type d'orbite en particulier, et cette nouvelle panoplie devra donc permettre de couvrir l'ensemble de la demande du marché.

Le premier vol commercial doit avoir lieu en mars 1996 et, manque de chance, c'est juste un mois avant le décollage que le Bloc DM connaît son premier échec depuis dix-huit ans ! En effet, en février 1996, après 151 succès d'affilée, le lancement d'un satellite Radouga échoue mal suite au non-allumage du RD-58M. Quelques semaines plus tard, le vol commercial se déroule quant à lui sans aucun incident, et il permet d'inaugurer la version DM3.

Fig. 17 : Lancement d'Astra 1F, le premier vol commercial de Proton et du Bloc DM.
Crédit : SES Astra.

Quelques mois plus tard, le Bloc D-2, qui avait été utilisé en 1988 pour lancer les deux sondes Fobos, est ressorti des cartons pour la mission Mars-96. Malheureusement, comme au mois de février, le RD-58M ne fonctionne pas et la sonde martienne finit dans l'océan. C'est l'un des plus graves échecs de toute l'Histoire de l'exploration interplanétaire russe.

8. Un Bloc DM à la mer !

Parallèlement à leur exploitation sur les Proton-K, les Bloc DM interviennent dans un des grands projets que la RKK Energuia a dans ses cartons. Bien qu'il ait été abandonné prématurément, le programme Energuia-Bourane a en effet donné naissance à un nouveau lanceur : Zenit.

Construit sur la base des étages d'accélération d'Energuia, il est devenu le second lanceur lourd de l'Union soviétique, jouant dans la même catégorie que les Proton. Une utilisation commerciale de Zenit est fortement envisagée par les Soviétiques. Pour rendre ce lanceur compétitif, il suffirait de lui ajouter un étage supérieur.

Le KB Youzhnoïe, constructeur de Zenit, a un projet d'étage supérieur (11S851) fonctionnant à l'UDMH et à l'acide nitrique qui ferait l'affaire. Cependant, par rapport à Ariane, Zenit reste désavantagée du fait de la position géographique de Baïkonour, bien plus haut en latitude que la base de Kourou, en Guyane.

Fig. 18 : Situation géographique du Cap York, en Australie.

Ainsi, en 1989, des négociations sont lancées avec l'Australie pour construire un complexe de lancement du Zenit sur la péninsule du Cap York, dans le nord du pays. Situé à seulement 12° au sud de l'équateur et donnant sur l'océan Pacifique, ce site serait parfait pour une exploitation commerciale.

Seul problème : pour des raisons de préservation de l'environnement et de santé publique, l'Australie ne veut pas d'un étage supérieur fonctionnant à l'aide nitrique. Le KB Youzhnoïe est alors forcé de demander à la NPO Energuia de coopérer au projet, afin de fournir le seul autre étage supérieur disponible en Union soviétique : le Bloc DM.

Les négociations avec l'Australie durent quelques années, puis le projet est abandonné suite au manque de financement. La NPO Energuia a beaucoup à perdre dans ce renoncement, car avec la fin du programme Bourane sa charge de travail a chuté, et la production du Bloc DM est l'une de ses principales sources de revenus.

En décembre 1991, la NPO Energuia lance donc un avant-projet extrêmement ambitieux visant à lancer le Zenit équipé du Bloc DM depuis un pas de tir flottant, situé juste sur l'équateur afin d'optimiser les performances. Cela aboutit en mai 1994 à la création de la société internationale Sea Launch.

Fig. 19 : Le lanceur Zenit-3 équipé d'un Bloc DM-SL
sur la plate-forme Odyssey, 18 avril 2009.

Une version spécifique du Bloc DM, appelée Bloc DM-SL, est développée. Le vol inaugural a lieu en mars 1999, puis trois ou quatre vols par an sont réalisés. Un incident survient sur un Bloc DM-SL le 29 juin 2004, qui conduit à mettre le satellite Telstar 18 sur une orbite légèrement trop basse.

Mais le plus gros revers intervient en janvier 2007, quand un lanceur Zenit explose quelques centimètres au-dessus de la plate-forme flottante. Le programme ne se remettra jamais vraiment de cet accident et, malgré une faible reprise en 2008, les lancements finiront par être suspendus.

La société Sea Launch ne tarde pas à faire faillite, et la RKK Energuia en profite pour augmenter sa participation au capital de 25% à 85%, toujours dans le but de soutenir la production des Bloc DM-SL.

9. Compétition pour Proton-M

En 1992, l'entreprise Khrounitchev a lancé le développement d'une version améliorée du lanceur Proton, appelée Proton-M. Quelques années plus tard, en 1996, la RKK Energuia lance à son tour le projet de modernisation de son Bloc DM, qui devra équiper le Proton-M. Cette nouvelle version est appelée Bloc DM-03 (11S861-03).

Mais les choses ne sont pas si simples. Un appel d'offres est organisé par le Ministère de la Défense, et il oppose le Bloc DM-03 à d'autres projets, notamment celui d'étage Briz-M de Khrounitchev.

Fig. 20 : Le premier Briz-M au Salon du Bourget de 1997.
Crédit : Air&Cosmos / Christian LARDIER.

La coopération forcée entre Khrounitchev et Energuia remonte en effet aux années 1960, quand il avait fallu trouver en urgence un étage supérieur pour Proton afin de lancer les missions de survol de la Lune avec les vaisseaux 7K-L1.

Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts, et Khrounitchev voit dans cet appel d'offres une formidable occasion d'exclure Energuia. Le projet Briz-M est beaucoup plus avancé que le Bloc DM-03, car il est déjà utilisé sur le lanceur léger Rokot.

Et ce sera finalement Khrounitchev qui remporte l'appel d'offres. En 1997, l'Agence Spatiale Russe (RKA) décide toutefois de poursuivre le financement du développement du Bloc DM-03. Celui-ci est cependant très ralenti et le premier vol, initialement prévu pour 1999, n'intervient qu'en décembre 2010.

Fig. 21 : Décollage du premier Bloc DM-03 avec trois satellites GLONASS, 5 décembre 2010.

Il s'agit alors d'un échec cuisant. Le chargement en ergols du Bloc DM-03 est incorrect, ce qui a pour effet de déplacer le centre de gravité de l'ensemble, et provoque au final le crash du lanceur et de sa charge utile dans l'océan Pacifique.

En conséquence, le 13 avril 2011 Roscosmos annonce que « les missions opérationnelles du Bloc DM-03 sont provisoirement suspendues ».


Dernière mise à jour : 2 avril 2014