LK-1 | Histoire

Au début des années 1960, le bureau d'études OKB-52 de Vladimir TCHELOMEÏ fait plusieurs projets dans le domaine spatial, dont le lanceur Proton (8K82K) et le satellite manœuvrant IS (5V91).

Les vols habités sont, à ce moment, l'apanage du bureau d'études OKB-1 de Sergueï KOROLIOV. Celui-ci prévoit depuis 1962 de réaliser un vaisseau appelé 7K qui, associé à un train lunaire constitué des étages 9K et 11K, permettra d'effectuer un survol de la Lune.

De manière indépendante, l'OKB-52 lance le développement de son propre vaisseau de survol lunaire, capable d'accueillir un unique cosmonaute. Appelé LK-1, il pourra être lancé par le Proton-K.

Fig. 1 : Sergueï KOROLIOV et Vladimir TCHELOMEÏ.
Crédit : DR.

Les organisations de KOROLIOV et de TCHELOMEÏ sont donc en concurrence sur cette question du survol lunaire, et travaillent chacune de leur côté. Le 3 août 1964 , le décret n°655-268 publié par le Conseil des Ministres et le Comité Central du Parti communiste départage les deux concurrents.

Ce document, fondamental dans l'Histoire spatiale soviétique, pose en effet les bases du programme d'exploration lunaire :

- l'OKB-1 est chargé de développer le complexe N1-L3 pour l'atterrissage,
- l'OKB-52 est chargé de développer le LK-1 pour le survol.

Le projet 7K de KOROLIOV est donc abandonné, et l'OKB-1 se concentrera sur la mission d'atterrissage lunaire, pendant que TCHELOMEÏ réalisera le vaisseau de survol. Le décret prévoit dix vols d'essais inhabités du LK-1 en orbite terrestre, qui devront être réalisés entre 1965 et 1966. Douze autres vols inhabités sur une trajectoire lunaire seront à réaliser avant le premier trimestre 1967 et, enfin douze vols habités pour survoler la Lune. Compte tenu du fait que le lanceur Proton-K n'a pas encore effectué son premier vol, ce planning est très ambitieux.

Fig. 2 : L'extrait du décret n°655-268 qui traite du projet LK-1.
Crédit : Советская космическая инициатива в государственных документах.

Le 15 août 1964, moins de deux semaines après la publication du décret, Sergueï KHROUCHTCHEV, le fils du Premier Secrétaire du Comité central, qui travaille à l'OKB-52, visite le Centre d'Entraînement des Cosmonautes (TsPK) avec plusieurs de ses collègues. Le but est de se familiariser avec les techniques des vols habités [1][2].

Le 14 octobre 1964, Nikita KHROUCHTCHEV est limogé, et Leonid BREZHNEV prend sa place à la tête du Comité central du Parti communiste. Cet événement est important car, avec le fils de KHROUCHTCHEV dans ses rangs, TCHELOMEÏ s'assurait les faveurs du pouvoir politique. Réécrire l'Histoire est impossible, mais on peut légitimement se demander si l'OKB-52 se serait vu attribuer le programme de survol lunaire sans ce favoritisme.

Fig. 3 : Schéma du vaisseau de survol lunaire LK-1.
Crédit : A. YASINSKI.

TCHELOMEÏ présente le projet LK-1 devant plusieurs hauts responsables du secteur spatial soviétique, parmi lesquels Mstislav KELDYCH et Sergueï KOROLIOV, lors d'une réunion qui se tient le 11 novembre 1964. Lors des échanges, le constructeur général de l'OKB-1 exprime son opposition catégorique au projet, en raison de sa trop grande dépendance du lanceur Proton qui n'existe pas encore [6]. Le projet de KOROLIOV, en effet, est réalisable avec les lanceurs de classe R-7, qui sont déjà éprouvés.

Fig. 4 : L'avant-projet du LK-1, signé par TCHELOMEÏ le 30 juin 1965.
Musée Mémorial de la Cosmonautique. Crédit : DR.

Mais le mécontentement de KOROLIOV n'empêche pas TCHELOMEÏ de poursuivre ses travaux. Le 30 juin 1965, jour de son cinquante-et-unième anniversaire, il valide l'avant-projet du LK-1 après moins d'un an d'études [6]. D'autre part, le 16 juillet 1965, le lanceur Proton réalise son premier vol avec succès (ce vol d'essai est réalisé sans le troisième étage).

Le jour même où TCHELOMEÏ entérine l'avant-projet du LK-1, la Commission Militaro-industrielle (VPK) décide de réaliser un audit sur ce programme [6]. Un groupe d'experts [7] se penche sur la question entre le 5 et le 12 août 1965 et, à l'issue de sa réflexion, recommande la poursuite des travaux. Cette commission souligne par ailleurs la « nécessité de forcer les travaux » afin de « fournir les conditions nécessaires à l'atteinte des objectifs » [6].

Toutefois, cette commission inclut trois représentants de l'OKB-1 [8] qui ne partagent pas ces conclusions. La poursuite du projet LK-1 est « inopportune », selon eux, étant donné qu'un vaisseau équivalent, le 7K, ancêtre du Soyouz, est déjà en cours de développement à l'OKB-1, et à un stade bien plus avancé [3].

Fig. 5 : Le premier lanceur Proton à Baïkonour.
Crédit : GKNPTs Khrounitchev.

La décision gouvernementale de confier la réalisation du survol lunaire à l'OKB-52 est en effet très mal perçue à l'OKB-1, qui avait jusque là le monopole des vols habités soviétiques. Quelques jours après la fin de cet audit, le général KAMANINE, qui commande les cosmonautes au TsPK, donne dans son journal le point de vue de KOROLIOV :

J'ai téléphoné à KOROLIOV. Il est mécontent que TCHELOMEÏ commence à construire son vaisseau pour survoler la Lune. Sergueï Pavlovitch rêve depuis longtemps d'avoir l'exclusivité dans la construction des vaisseaux spatiaux (...).

L'OKB-52 a consacré la plus grosse partie de l'année à la réalisation de cet objectif, et il serait malsain de changer de maître d'œuvre à ce stade ».

Colonel-Général Nikolaï KAMANINE
Скрытый космос: Книга 2, article du 16 août 1965.

Ces échanges reflètent l'intense concurrence qui existait entre l'OKB-1 et l'OKB-52. Toutefois, la réalisation d'un programme de survol lunaire en parallèle du programme d'atterrissage semble avoir été une erreur stratégique, car elle a provoqué une dispersion des moyens humains, techniques et financiers.

Le 14 août 1965, KOROLIOV écrit une lettre à Leonid BREZHNEV pour lui recommander de concentrer les efforts sur son programme d'atterrissage N1-L3, et d'abandonner tous les travaux liés au lanceur Proton (ce qui implique donc l'arrêt du programme LK-1) [4]. Finalement, cette lettre ne sera jamais expédiée (cliquer pour lire une copie de ce document).

Fig. 6 : Leonid Vassilievitch SMIRNOV.
Crédit : RKK Energuia.

Le 26 août 1965, Leonid SMIRNOV, Président adjoint du Conseil des Ministres et Président de la Commission Militaro-industrielle (VPK), réunit tous les responsables du secteur spatial pour faire un point d'avancement [5].

Il exprime son mécontentement sur la conduite de l'ensemble des programmes en cours, notamment sur le programme lunaire, et il critique la gestion à l'OKB-52 du lanceur Proton et du vaisseau LK-1.

SMIRNOV donne deux semaines à KOROLIOV et TCHELOMEÏ pour présenter leurs conclusions sur un projet d'unification de leurs programmes lunaires respectifs, à savoir le N1-L3 et le LK-1. Il leur demande par ailleurs d'étudier la possibilité de lancer le 7K de l'OKB-1 sur le Proton de l'OKB-52 [5].

En septembre 1965, les conclusions de ces études sont les suivantes : il apparaît que l'OKB-52 n'a pas les ressources nécessaires pour à la fois finaliser la mise en service du lanceur Proton et terminer le développement du LK-1 [5]. D'autre part, l'OKB-1 a déjà bien avancé ses projets de vaisseau de survol lunaire 7K et d'étage supérieur Bloc D (11S824).

On ne sait pas si KOROLIOV réalise l'inconfort de cette situation, où s'il raisonne en terme de stratégie pour son bureau d'études, mais le fait est qu'il décide de prendre le taureau par les cornes. Il organise le 8 septembre 1965 une réunion à l'OKB-1, à laquelle il invite TCHELOMEÏ et Sergueï AFANASSIEV, le Ministre des Machines générales (MOM), instance nouvellement créée pour superviser les activités spatiales soviétiques [6][9].

KOROLIOV admet que son projet a un point faible : le lanceur de classe R-7. Du fait de ses capacités limitées, la réalisation du 7K est « très compliquée » et demande d'effectuer plusieurs lancements, et autant d'amarrages en orbite. Il propose alors plusieurs solutions :

1. lancer un étage Bloc D avec un Proton-K, lancer un vaisseau 7K sur un R-7, et réaliser un amarrage en orbite terrestre,

2. lancer un étage Bloc D et un vaisseau 7K inhabité avec un Proton-K, lancer un deuxième 7K, habité cette fois, sur un R-7, et réaliser un amarrage en orbite terrestre,

3. lancer un étage Bloc D et un vaisseau 7K habité sur un Proton-K [6].

Suite à ces échanges, KOROLIOV, TCHELOMEÏ et les autres constructeurs généraux (PILIOUGUINE, RIAZANSKI, KHROUSTALEV, ISSAÏEV et BARMINE) définissent un plan d'actions qu'ils présentent à la VPK et au MOM en octobre 1965 [5].

Fig. 7 : Sergueï Aleksandrovitch AFANASSIEV.
Crédit : RGANTD.

Leurs recommandations aboutissent à la publication, le 25 octobre 1965, d'un décret du Conseil des Ministres et du Comité Central du Parti communiste. Ce document retient les propositions de KOROLIOV évoquées lors de la réunion du 8 septembre 1965, et confie la réalisation du survol lunaire à l'OKB-1 (ce sera le programme 7K-L1). Par conséquent, il demande à l'OKB-52 de stopper ses travaux dans ce domaine, et c'est donc la fin du programme LK-1 [5].

La situation n'est donc pas vraiment meilleure : le programme lunaire est toujours dispersé en deux projets indépendants, l'un pour l'atterrissage et l'autre pour le survol. Toutefois, suite au décret du 25 octobre 1965, les deux vaisseaux sont sous la responsabilité d'un unique maître d'œuvre, l'OKB-1. TCHELOMEÏ se retrouve réduit au rang de simple fournisseur du lanceur pour le projet lunaire de KOROLIOV.

Selon le général KAMANINE, des travaux sur fonds propres sur le LK-1 ont tout de même été poursuivis à l'OKB-52, au moins jusqu'à la fin 1966 [10]. Une décennie plus tard, le LK-1 servira de base au Compartiment de Descente (VA) du vaisseau spatial TKS, un autre projet que l'OKB-52 ne sera pas autorisé à mener à son terme.

Fig. 8 : Deux capsules VA, lointainement dérivées du LK-1.
Crédit : Nicolas PILLET.

Bibliographie

[1] KAMANINE, N., Скрытый космос: Книга 2, article du 15 août 1964
[2] KHROUCHTCHEV, S., Nikita Khrouchtchev, Tome 1
[3] AFANASSIEV, I., Без грифа “Секретно”. Проекты Челомея “Облет Луны”, Krasnaïa Zvezda, 28 octobre 1995
[4] VETROV, G., Трудная судьба ракеты Н-1, Nauka i Zhizn n°05-1994
[5] SEMIONOV, Y., РКК "Энергия" им. С.П. Королева, Vol. 1, p. 233
[6] POLIATCHENKO, V., На море и в космосе
[7] La commission est dirigée par M. KELDYCH. Son adjoint est A. MRYKINE. Elle comporte quarante-sept membres, dont V. GLOUCHKO, V. BARMINE, N. PILIOUGUINE, A. KONOPATOV, M. RIAZANSKI.
[8] Les représentants de l'OKB-1 sont K. BOUCHOUÏEV, S. KRIOUKOV et B. RAOUCHENBAKH.
[9] Sont également présents à la réunion : M.V. KELDYCH, G.A. TIOULINE, G.N. PACHKOV, A.I. EÏDISS, G.A. EFREMOV, V.A. POLIATCHENKO, V.A. MODESTOV, D.A. POLOUKHINE, V.K. KARRASK, N.A. PILIOUGUINE, K.A. KERIMOV et N.D. KOUZNIETSOV.
[10] KAMANINE, N., Ibid., article du 28 décembre 1966


Dernière mise à jour : 14 juillet 2014