TsPK | Les avions paraboliques

1. Les premiers vols paraboliques en URSS

Au cours des années 1950, la perspective des vols spatiaux habités commence à s'entrevoir. Les conséquences de l'apesanteur sur l'organisme humain sont encore totalement inconnues, et il devient nécessaire de les étudier.

Un chercheur allemand, Heinz HABER, récupéré par les Etats-Unis dans le cadre de l'opération Paperclip après la Deuxième Guerre Mondiale, avait proposé dès 1950 l'idée de créer de courtes périodes d'apesanteur en faisant décrire une trajectoire parabolique à des avions. Son article Possible Methods of Producing the Gravity-free State for Medical Research a été présenté à la XXIème réunion annuelle de l'Association de Médecine Aéronautique, à Chicago.

Fig. 1.1 : Heinz HABER avec Wernher VON BRAUN et l'auteur Willy LEY.
Crédit : DR.

On ne sait pas exactement si ce sont les travaux de HABER qui inspirent les chercheurs soviétiques, où s'ils sont arrivés aux mêmes conclusions par leurs propres travaux, mais le fait est que le l'Institut de Recherches Scientifiques des Forces aériennes (NII VVS) se voit confier quelques années plus tard la mission de déterminer le meilleur moyen pour reproduire une apesanteur artificielle [1].

Deux solutions sont alors envisagées pour mettre en œuvre des vols paraboliques : le MiG-15 UTI ou le Tu-104. Le premier, un avion de chasse, est agile et offrirait des périodes d'apesanteur d'environ quarante secondes. Le Tu-104, quant à lui, fut le premier avion de ligne au monde à être exploité commercialement de façon régulière. Moins manœuvrable qu'un chasseur, la durée des paraboles qu'il réaliserait n'excéderait pas une vingtaine de secondes [1].

Fig. 1.2 : Un avion de ligne Tu-104A.
Parc Gagarine de Jitomir. Crédit : Nicolas PILLET.

Toutefois, la promiscuité du cockpit du MiG-15 UTI ne permettrait pas de conduire des recherches intéressantes sur le comportement en microgravité, et c'est donc le Tu-104 qui est choisi, dans sa version Tu-104A [1].

Au début de l'année 1957, le maréchal Konstantin VERCHININE, chef d'Etat-major des Forces aériennes, publie un ordre qui lance le début des essais de vols paraboliques sur un Tu-104. Les pilotes affectés à ces essais sont Anatoli STARIKOV et Konstantin TAÏOURSKI [1].

Fig. 1.3 : A.K. STARIKOV et K.D. TAÏOURSKI.
Crédit : DR.

La campagne d'essai, menée à bien en 1957, montre la faisabilité des paraboles et permet de définir les modifications à apporter au Tu-104 afin de le rendre optimal dans son nouveau rôle. Il faudra notamment adapter les systèmes d'injection de carburant et de circulation d'huile pour assurer leur fiabilité pendant les phases d'apesanteur [1].

En 1959, pendant que le Tu-104 reçoit ces modifications, le pilote d'essais Nikolaï ZAKHAROV utilise le MiG-15 UTI n°1062-22 du NII VVS pour définir les trajectoires optimales. Un petit groupe de futurs instructeurs est alors formé sous la direction de ZAKHAROV. Il comprend notamment V. SERIOGUINE, S.S. MEDVEDEV et E.P. PYRKOV [1].

2. L'entraînement des premiers cosmonautes sur le MiG-15 UTI

En 1960, les pilotes MEDVEDEV et PYRKOV du NII VVS, qui avaient été formés l'année précédente, réalisent quinze vols avec le MiG-15 UTI en binôme avec trois médecins de l'Institut de Recherches en Médecine Aérospatiale (GKNIII AiKM). Ces médecins sont N.A. FIODOROV, I.L. KAMYCHEV et V.G. LAZAREV, qui deviendra lui-même cosmonaute quelques années plus tard. Ces vols permettent de déterminer des méthodes de suivi des paramètres vitaux pour les futurs cosmonautes [2].

Le premier groupe de cosmonautes soviétiques a en effet été sélectionné le 20 février 1960, et les vingt heureux élus vont réaliser un premier programme d'entraînement à l'apesanteur sur le MiG-15 UTI, sous la direction d'Evgueni YOUGANOV [3]. Ils réalisent quatre-vingt-sept vols entre le 11 mai et le 15 juillet 1960, en binôme avec MEDVEDEV ou PYRKOV [2].

Fig. 2.1 : Un avion d'entraînement MiG-15 UTI.
Musée National de l'Aviation de Kiev. Crédit : Nicolas PILLET.

Chaque cosmonaute participe à quatre ou cinq vols, chacun d'eux offrant trois paraboles d'environ quarante secondes chacune. Le 2 novembre 1960, le professeur Vladimir YAZDOVSKI, le pionnier de la médecine spatiale en URSS, dresse le bilan de cette campagne d'essais. Il note que tous les cosmonautes ont bien supporté les périodes d'apesanteur de quarante secondes, et peuvent donc être validés pour un vol spatial. Les tests ont permis de montrer que les manœuvres de base, comme l'orientation visuelle, l'alimentation ou l'utilisation de la radio sont possibles en apesanteur [2].

3. Les premiers entraînements dans le Tu-104

Les Américains ont été les premiers à sélectionner des astronautes, en vue des premiers vols du vaisseau Mercury. Dès 1959, la NASA commence à les entraîner sur des vols paraboliques réalisés au moyen d'un C-131 Samaritan.

Fig. 3.1 : Deux astronautes américains dans le C-131 en 1959.
Crédit : NASA.

Les jeunes cosmonautes soviétiques, de leur côté, suivent une campagne d'entraînement sur le Tu-104A du 25 mai au 15 juillet 1960, parallèlement à leurs vols en MiG-15 UTI. Un total de quatre-vingt-six vols sont réalisés, ce qui permet à chacun des cosmonautes de vivre environ sept minutes d'apesanteur [4].

Les objectifs de cette campagne sont d'accoutumer les cosmonautes du premier groupe à l'état d'apesanteur, de tester des méthodes de vie sur orbite, d'étudier les réactions des cosmonautes et d'estimer les effets de l'apesanteur sur l'organisme [4]. Un bilan des expériences est dressé dans un courrier du directeur du Centre d'Entraînement des Cosmonautes (TsPK) daté du 22 juillet 1960.

A l'issue de ces essais, le 3 août 1960, le Conseil des Ministres publie un décret (n°866-361) demandant à l'aviation civile de transférer l'un de ses Tu-104 sous la responsabilité du Ministère de la Défense [5]. C'est le Tu-104A n°42396, qui est sorti de l'usine Tupolev le 23 juin 1959, qui est choisi [7].

Cet avion a été exploité à partir de l'aéroport de Vnoukovo, à Moscou, à partir du 1er août 1959, et a notamment été utilisé pour transporter une partie de la délégation de Nikita KHROUCHTCHEV lors de sa visite aux Etats-Unis de septembre 1959, au cours de laquelle le Premier Secrétaire a offert au Président EISENHOWER une réplique des médailles déposées sur la Lune par la sonde Luna-2. Lors de ce voyage, l'avion s'est posé sur la base d'Andrews, qui sera quelques années plus tard l'un des sites d'atterrissage de la navette spatiale [7].

Fig. 3.2 : Le Tu-104 n°42396 sur la base d'Andrews, le 15 septembre 1959.
Crédit : DR.

Le 16 août 1960, l'avion est transféré sous la responsabilité du LII Gromov à Zhoukovski [7]. Le 30 août 1960, le maréchal Andreï GRETCHKO, Ministre adjoint de la Défense, publie une ordonnance (n°00112) demandant de le modifier pour le rendre apte aux vols paraboliques [6]. Les modifications sont réalisées conjointement par les équipes du LII et celles de Tupolev, sous la direction de E.G. BEREZKINE, et l'avion prend alors l'appellation Tu-104AK. C'est le pilote d'essais Sergueï ANOKHINE qui réalise le premier vol. Les suivants seront assurés par les pilotes V.P. VASSINE, P.I. KAZMINE et V.P. KHAPOV [8].

Fig. 3.3 : L'un des premiers vols d'essai du Tu-104AK n°42396, en juin 1961.
A gauche, le médecin A.M. KLOTCHKOV. A droite, L.A. KITAÏEV-SMYK, directeur des essais.
La personne en haut à gauche est le mécanicien de bord, KRYZHANSKI.
Crédit : L.A. KITAÏEV-SMYK.

Le 13 mars 1961, Konstantin VERCHININE signe l'ordonnance qui demande de transférer le Tu-104AK sous la responsabilité du TsPK [9]. Cet avion servira à la fois à l'entraînement des cosmonautes et aux essais liés aux programmes Voskhod et Soyouz.

Fig. 3.4 : Essai de marche lunaire en scaphandre Kretchet-94 dans le Tu-104 n°42396.
Crédit : L.A. KITAÏEV-SMYK.

4. Trois nouveaux Tu-104

On a vu qu'un premier Tu-104 avait servi aux expériences de mai 1960, et qu'un second avait été affecté à la formation des cosmonautes un peu plus tard la même année. Les besoins étant de plus en plus important au cours des années 1960, notamment dans le cadre des programmes lunaires L-1 et L-3, le TsPK souhaite acquérir deux avions supplémentaires.

Mais le 28 juillet 1966, le Ministre de l'Aviation civile Evgueni LOGUINOV refuse de céder deux de ses avions au TsPK [10]. Après davantage de négociations, le TsPK finira par obtenir ses deux Tu-104A, qui sont officiellement transférés sous sa responsabilité le 14 septembre 1966 et deviennent des Tu-104AK [7].

Le premier de ces avions, immatriculé 8350705, a réalisé son premier vol le 28 décembre 1958. Il a été exploité à l'aéroport de Vnoukovo à partir du 5 février 1959 sous le numéro CCCP-42390, puis il reçoit le numéro 46 après son transfert au TsPK [7].

Le second avion, immatriculé 8350704, est sorti des usines Tupolev en janvier 1959 et a été exploité depuis Vnoukovo à partir du 5 février 1959 sous le numéro CCCP-42389. Il avait été utilisé le 28 avril 1961 par Youri GAGARINE lors de son voyage officiel à Prague. Après son transfert au TsPK, il reçoit le numéro 47 [7].

Un troisième avion, immatriculé 86601302, a été transféré au TsPK un peu plus tard. Il a alors reçu le numéro 48.

5. La fin des Tu-104

Après plus de douze ans d'exploitation, les Tu-104 du TsPK arrivent en fin de vie et sont progressivement remplacés par les Il-76KT. Le Tu-104AK n°46 réalisera son dernier vol le 16 janvier 1979 pour rejoindre le musée des Forces aériennes de Monino, où il est toujours exposé de nos jours.

Fig. 5.1 : Le Tu-104AK n°46 à Monino.
Crédit : DR.

Le Tu-104AK n°47, quant à lui, est transféré en février 1979 au musée de l'usine n°135 de Kharkov, en Ukraine, où il est toujours exposé de nos jours.

Fig. 5.2 : Le Tu-104AK n°47 à Kharkov.
Crédit : DR.

Le Tu-104AK n°48 est retiré de l'exploitation deux ans plus tard, en 1981. Il est alors abandonné laissé sur le terrain de la base de Tchkalovski, et le projet de le transférer au musée du TsPK est abandonné faute de financement ans les années 1990.

Fig. 5.3 : Le Tu-104AK n°48 à l'abandon sur la base de Tchkalovski, vu ici en juin 2002.
Crédit : Illusion450 / Flickr.

Grâce à l'action d'un groupe de passionnés, il a été déplacé en juin 2016 à l'intérieur du TsPK, près de l'Hydrolaboratoire, afin d'y être restauré et exposé.

Fig. 5.4 : Le Tu-104AK n°48 est installé dans l'enceinte du TsPK, en juin 2016.
Crédit : Vladimir IVANTCHINE / RussianPlanes.net.

Le Tu-104AK n°42396 est retiré du service le 12 mai 1981. Il a alors été exposé à Zhoukovski près de l'avenue Tupolev, mais il a été détruit lors d'un incendie à la fin des années 1980 [7].

Fig. 5.5 : Le Tu-104AK n°42396 exposé à Zhoukovski.
Crédit : Sergueï LYSSENKO.

6. L'arrivée des Iliouchine

Les Tu-104AK offrent un volume limité dans leur habitacle, et le bureau d'études Iliouchine commence dès le 24 juillet 1972 à étudier la possibilité de les remplacer par son avion Il-76. L'idée serait venue du cosmonaute Gueorgui BEREGOVOÏ, qui a visité l'un de ces avions en mai 1970 [11].

Comme pour les Tu-104, il faut modifier les systèmes de lubrification et de fourniture de kérosène afin de rendre les avions aptes aux périodes d'apesanteur. La structure de l'avion est également renforcée afin de supporter les débuts de paraboles à plus de 2G.

Le premier avion modifié, appelé Il-76KT et commandé par le pilote S.G. BLIZNIOUK, décolle le 2 août 1981. En tout, trois Il-76KT sont produits et sont exploités par le 70ème OITAPON de Tchkalovski. Ils portent les numéros CCCP-86638, CCCP-86723 et CCCP-86729 [11].

Fig. 6.1 : S.A. KISSELIOV et M.V. NOVIKOV dans le premier Il-76KT, dans les années 1980.
Crédit : DR.

Ces avions sont utilisés pour la formation et l'entraînement des cosmonautes dans le cadre des vols vers les stations DOS et Mir. Le premier des Il-76KT, le n°86638, vole pour la dernière fois le 14 décembre 1988. Il est ensuite transféré à l'école aéronautique de Perm, où il sera démantelé en 2001 [11].

Les deux autres sont vendus aux sociétés de transport aérien Avient Aviation et Air Highness, et ils continuent de voler à des fins commerciales sous les numéros RA-76372 et RA-76430, respectivement [11].

Fig. 6.2 : L'Il-76KT n°CCCP-86723, rebaptisé RA-76372, le 31 mars 1998.
Crédit : Michael EATON / JetPhotos.net.

7. Le dernier né

Dès la fin des années 1980, les Il-76KT commencent à approcher de la fin de leur durée de vie, et le TsPK commande trois nouveaux avions à Iliouchine. Ces nouvelles machines seront dérivées de la version Il-76MD du gros porteur, et seront appelées Il-76MDK.

Le premier Il-76MDK réalise son vol inaugural le 6 août 1988. Les trois avions portent les numéros CCCP-76766, CCCP-78770 et CCCP-78825, et ils sont respectivement livrés au TsPK le 31 août 1988, en décembre 1990 et au début 1991. A partir de 1994, du fait des conditions économiques extrêmement dégradées qui frappent la Fédération de Russie, les appareils CCCP-76766 et CCCP-78825 sont cédés à une société de transport commercial. Ils redeviennent la propriété du TsPK en 1999 [11].

Les trois Il-76MDK deviennent la propriété de Roscosmos en 2010, quand le TsPK est intégré à l'agence. Les avions prennent alors respectivement les numéros RF-75351, RF-75352 et RF-75353 [11].

Fig. 7.1 : L'Il-76MDK n°75351, le 26 février 2015.
Crédit : Inal KHAÏEV.

Fig. 7.2 : L'Il-76MDK n°75352, en 2014.
Crédit : Airliners.

Le RF-75353 a été présenté au public lors du salon MAKS-2015 sur la base de Zhoukovski. Cet avion a par ailleurs été utilisé pour tourner le clip de la chanson Upside Down & Inside Out du groupe OK Go.

Fig. 7.3 : L'Il-76MDK n°75353 lors du salon MAKS-2015, le 25 août 2015.
Crédit : Nicolas PILLET.

Bibliographie

[1] GOUSKOV, P., Через барьер невесомости, Aviatsia i Kosmonavtika n°04-1991
[2] ARTIZOV, A., et al., Человек, корабль, космос, Moscou, 2011, pp. 170-172
[3] Ibid., p. 230
[4] PERMINOV, A., Первый пилотируемый полет, vol. 1, Moscou, 2011, p. 263
[5] Ibid., p. 267
[6] Ibid., p. 281
[7] Le site de l'histoire de l'aviation [en ligne], accédé le 15.05.2017
[8] VASSILTCHENKO, K., Летные исследования и испытания, Moscou, 1993, p. 260
[9] KAMANINE, N., Скрытый космос: Книга 1, article du 13 mars 1961
[10] KAMANINE, N., Скрытый космос: Книга 2, article du 28 juillet 1966
[11] DROZDOV, S., Авиационный "спецнасовец" Ил-76, Krylia Rodiny n°03-2013


Dernière mise à jour : 13 mai 2017